Sur la perception de la modernité au Liban
Deux perceptions de l’individu dans la société se font face au Liban.
Il y a ceux qui sont résolument attachés au consumérisme, à l’amélioration de leur quotidien, en fournissant un effort journalier dans leur travail et bénéficiant de ses retombées financières. Ils sont tournés sans complexe vers ce que le monde peut leur apporter, vers l’Occident créateur de biens de consommation, d’avancées technologiques et de loisirs. En même temps, ils pêchent dans leur culture vernaculaire tous les fruits des distractions qu’on ne connaît pas ailleurs. Ils sont orientaux dans beaucoup de leurs comportements sociaux, qui vont de la convivialité aux inhibitions les plus handicapantes. Politiquement, ils se sentent arabes à divers degrés, d’appartenance et de langue, croient en la justesse de la cause palestinienne, malgré les crimes à l’encontre du Liban que certains reprochent à celle-ci, mais refusent d’en être les seuls hérauts. Ils sont religieux par croyance ou par habitude, sans ostentation sauf quand il s’agit de marquer sa différence quand la personnalité libanaise est insuffisante pour leur offrir un référant sécurisant. Enfin, ils reconnaissent et acceptent les citoyens des autres communautés, si ce n’est par conviction, au moins comme un mal nécessaire.
L’autre camp n’est pas loin du premier mais à une plus faible intensité. La distance est occupée par l’obéissance à des idéologies ou des croyances religieuses totalisantes, qui peuvent façonner les personnalités au détriment de souhaits refoulés. Sans doute, pour certains, cette obéissance relève-t’ elle d’un libre choix. Mais vu le poids des traditions séculaires et religieuses, celui de l’éducation, de l’instruction au rabais, de l’histoire, de l’insécurité et du verbe enchanteur des tribuns, on est en droit de douter de cette autonomie.
Et pourtant même dans la première catégorie, on retrouve des comportements suivistes et irrationnels, sans toutefois qu’ils n’aient la même amplitude que dans le second camp. Ce qui nous amène à dire, que malgré les nuances, sur l’essentiel, ils sont les deux faces d’une même monnaie. La ligne de partage entre les libanais se situe ailleurs, par rapport à la modernité. Quelque soit l’origine de ce concept et l’historique de son élaboration, il n’en reste pas moins qu’il traverse la planète et définit les peuples. D’abord quel-est-il ? Etre moderne signifie respecter l’Autre quelqu’il soit, obéir aux lois impersonnelles, avoir à cœur le bien public, travailler, s’instruire et pratiquer la démocratie. Celle-ci ne se résume pas au vote, qui n’est qu’un moyen, mais entend également sanctionner et ne pas voter mécaniquement, avoir des droits et être convaincu de ses devoirs.
La modernité est inégalement admise et pratiquée. Il existe des pays qui lui sont totalement acquis, notamment en Europe. Aux Etats-Unis, elle passe par une phase d’étiage avec les conservateurs au pouvoir. En Amérique du Sud, elle connaît un développement positif ; en Afrique, elle se fraye un chemin avec d’immenses difficultés et des périodes de régression. Dans le monde arabo-musulman, des peuples sont modernes quand leurs gouvernements ne le sont pas (Iran) et à l’inverse, comme au Koweït (le président du parlement, Jassem Al Khourafi) et l’Egypte (le ministre de la culture Farouk Hussni), des dirigeants le sont et la population est à la traine. En Asie musulmane, le spectacle est bigarré. L’écart, entre la Malaisie, voire l’Indonésie, le Kirghizstan d’un côté, et l’Afghanistan et le Pakistan de l’autre, est énorme.
Or au Liban, ceux qui se positionnent à la pointe de la démocratie et de l’engagement citoyen moderne et qui se considèrent ouverts sur le monde, n’ont en fait retenu que les manifestations épidermiques de ce concept. Ils ne respectent ni la loi, ni le bien public, ni les autres. Ils tiennent des positions politiques sectaires en totale contradiction avec l’intérêt de l’ensemble de la communauté libanaise. Ils plébiscitent leurs chefs parce qu’ils n’ont pas un sens critique. Enfin ils confondent instruction (ils sont souvent issus des meilleures universités) et éducation. Ils forment une vaste majorité du premier camp et presque la totalité du second. Ceux qui répondent aux critères précités de la modernité, eux, sont sans voix. Et pour cause. On comprend qu’ils ne veuillent s’affilier à aucun des mouvements qui occupent l’ensemble du champ politique. Ils ne s’y reconnaissent pas et ils ont raison. Par contre, ils ne peuvent se refugier derrière cet alibi pour démissionner de la vie publique, à quelque niveau que ce soit (politique, intellectuel, ONG, etc.…), car ainsi, ils se défaussent d’un des fondements principaux de la modernité, qui est l’engagement, et par là ne méritent plus cet appellation. Critiquer est important, agir est essentiel.
Amine Issa
L'Orient - Le Jour
21/11/2006