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citoyen libanais
30 mars 2007

Le croissant chiite, épouvantail ou réalité ?

Le président Moubarak et le roi Abdallah II, relayés par plusieurs journalistes ont prévenu le monde arabe d’un croissant chiite en gestation. Qu’en est-il ?

 

1-Au regard de la géographie, son extrémité septentrional corresponderait à l’Azerbaïdjan (76% de chiites), passerait par l’Iran, l’Irak, la Syrie et s’arrêterait au Liban. Or la continuité territoriale est interrompue en plus d’un point. D’abord entre l’Iran et l’Irak, sur une frontière longue de 1600 kilomètres, seuls deux couloirs étroits, partant de la ville iranienne de Kermanshah, relient les populations chiites des deux pays. Si les alaouites sont considérés comme une branche du chiisme (les alaouites tentèrent dans les années soixante-dix d’obtenir une reconnaissance officielle des autorités jaafarites au Liban), ils sont séparés de leurs coreligionnaires irakiens par un désert, une montagne et une population sunnite. Quant aux chiites libanais et alaouites syriens, ils ne partagent aucune région mitoyenne.

 

2-Sur le plan linguistique, les azéris parle le turc, une langue ouralo-altaïque, les iraniens le persan d’origine indo-européenne. Les irakiens, syriens et libanais, s’expriment eux, en arabe, langue sémitique. Si la moitié des mots persans d’aujourd’hui sont d’origine arabe, la grammaire n’en reste pas moins différente, et, irakiens et iraniens ne se comprennent pas si ils n’utilisent pas une troisième langue commune. Cette distinction linguistique, les linguistes l’ont suffisamment démontrés, reflète souvent des valeurs différentes.    

 

3-Si le culte des saints imams est partagé par tous les chiites, culturellement les irakiens, les syriens et les libanais sont arabes et tous leurs mythes font références à cette arabité. En Iran, l’on est avant tout perse. Le Nowrouz, est le nouvel an, spécifiquement iranien et pré islamique. Hafiz, Saadi, poètes mystiques qui chantent autant le vin que les femmes, Ferdowsi poète épique, sont adulés en Iran et nulle part autant dans le monde arabe. L’architecture Séfévides, et Qadjar sont aussi une particularité iranienne et Persépolis reste un site que visitent massivement les iraniens. Ainsi, le moment originel de ces civilisations n’est pas le même, malgré les tentatives de les ramenées toutes à l’hégire. Et quand les Séfévides régnaient en Azerbaïdjan et en Iran, les Ottomans eux occupaient et influençaient autrement le reste du Moyen- Orient.   

 

4-L’apparition du chiisme dans ces différents pays est due à des circonstances et à des époques différentes. Le chiisme en Irak est apparu à l’aube de l’islam quand l’imam Ali rallia à sa cause les « amsars » (garnison) de Koufa et de Basra. Au Liban, ils apparurent très tôt, fuyant l’orthodoxie sunnite. En Syrie, les alaouites arrivèrent à l’époque Hamdanides au dixième siècle. En Iran, les séfévides, un ordre soufi converti au chiisme au quatorzième siècle, occupèrent Bakou et ensuite l’Iran au seizième siècle et y établirent le chiisme. Dans ce pays 89% des habitants sont des alides et n’ont jamais connu de persécutions au titre de leurs appartenances religieuses. Les chiites irakiens (60% de la population) furent de tout temps persécutés par le pouvoir sunnite qu’il fut Omeyade, Abbaside, Mamelouk, Ottoman, Anglais ou Batthiste. Les alaouites (12% de la population) ne jouèrent un rôle politique qu’au moment où Hafez Al Assad prit le pouvoir en mille neuf cent soixante-dix. Au Liban, la marginalisation des chiites ne commença à prendre fin qu’à partir du lancement du mouvement de l’Imam Moussa Sadr dans la deuxième moitié du siècle précédent. En résumé, seize siècles séparent l’apparition du chiisme entre l’Irak d’un côté et l’Iran et l’Azerbaïdjan, d’un autre. Il s’y imposa et fut vécu dans des circonstances dissemblables.

 

5-Politiquement, l’Azerbaïdjan est une république laïque autoritaire où le président Elham Aliev tient le pouvoir que son père lui a transmis à sa mort. La république islamique d’Iran est une théocratie, dont la constitution est fondée sur une interprétation des saintes écritures et de l’imitation des actes d’Ali et des onzes Imams de sa lignée. Elle attribue un rôle prédominant au plus savant des juristes d’où l’expression « wilayat al fakih ». En Irak, les chiites n’ont jamais participé à la gestion de l’Etat et leurs attributs à venir sont encore à définir. En Syrie, la minorité alaouite détient les rouages de l’Etat et à la tête de celui-ci les membres d’une même famille se succèdent. Au Liban, les chiites, seuls de leurs coreligionnaires à avoir combattu avec succès Israël, tente d’exploiter cet exploit dans une redistribution des rôles politiques dans un système communautaire labyrinthique. Comment prétendre alors que toutes ces populations peuvent d’un trait effacer leur passé et se fondre dans un même moule ? Est-ce que le communisme en URSS, fut-il appliqué de la même façon qu’en Chine ou en Yougoslavie ?

 

6-Economiquement l’Iran, l’Irak et l’Azerbaïdjan, sont dépendants de leurs hydrocarbures. Les syriens et les libanais vivent essentiellement de l’agriculture et des services. Mais la vraie différence se situe ailleurs, dans le contrôle des Bonyad (institutions religieuses) de plus de 40% de l’économie iranienne (hors pétrole et gaz) et le rôle prédominant du Bazar dans la distribution des biens de consommation. Si les institutions religieuses en Irak et au Liban jouent un rôle non négligeable, il est d’un tout autre ordre en Iran. Est-ce que des modes de production et de distribution différents peuvent-ils être ramenés à un système économique commun, sans tenir compte de centaine d’années de pratiques et de ressources distinctes ?

 

7-Socialement les azéris adoptent un comportement imprégné de traditions locales avec un engouement pour les conduites occidentales introduites à la fin du dix-neuvième siècle à Bakou quand les européens y découvrirent le pétrole et s’y installaient en grand nombre, puis, par l’insertion de ce pays à l’URSS et par la suite au concert des nations ouvertes les unes sur les autres. La chape d’interdits que tente d’appliquer le régime iranien et son isolement voulu et forcé (à cause de l’embargo américain) n’empêche pas les jeunes iraniens (en 1996 les moins de trente ans représentaient 67,9% de la population) de contester le régime. Ils élirent en 1997 un réformateur avec 69% des suffrages et d’organiser d’immenses manifestations dans les universités en 1999. Quand les candidats réformateurs à la succession de Khatami furent écartés de la course, les élections présidentielles de 2005 connurent une faible participation, 30% de l’ensemble du corps électoral, voix que se partagèrent les conservateurs.  Il existe en Iran un orchestre philarmonique, des musiciens traditionnels de grande qualités (Mohamed Reda Chajarian, l’ensemble Nour, Hossein Alizadeh), un cinéma reconnu mondialement (Abbas Kiarostami, Jafar Pandri, Darius Mehruji) et des penseurs réformateurs, des philosophes contestataires, qui malgré leur embastillement par les autorités, continuent à s’exprimer à travers le monde (Abdel Karim Sorroush, Ramin Jahanbegloo, Shirin Ebadi prix Nobel de la paix). En Irak, l’embargo qui dure depuis 1990, le culte de Saddam Hussein, l’idéologie totalitaire du Baath, ont laminé et poussé à l’exode tous les intellectuels irakiens. La Syrie est un pays officiellement laïc où les islamistes sont poursuivis impitoyablement. Damas et Lattaquié, où se concentrent les alaouites, gardent un caractère très conservateur, malgré la permissivité du régime en matière d’attitudes sociales. Les participants au mouvement du « printemps de Damas » à l’occasion de l’ascension de Bachar Al Assad au pouvoir, ont tous été arrêtés (Michel Kilo, Riad el Turk, Mohamed Al Labouani…) et n’appartiennent pas à la minorité alaouite. Au Liban, les intellectuels chiites ne se reconnaissent pas dans le Hezbollah. Celui-ci organise souvent des expositions d’art islamique, des conférences sur l’islam, des salons du livre. Le public de ces manifestations se résume le plus souvent aux affiliés au parti et à quelques curieux. Dans leurs quotidiens, les chiites sont en interaction avec les attitudes des autres communautés. Dans la banlieue Sud les femmes voilées sont à peine plus nombreuses que celles qui ne le sont pas, les jeans et les logos « made in USA » sont portés par tous les jeunes. La densité des cybers-café dans ces quartiers est aussi élevée qu’ailleurs dans le pays.

 

Décrochage de l’Azerbaïdjan de son espace religieux, foisonnement de la production artistique en Iran malgré l’idéologie officielle restrictive, désert intellectuel en Irak, non-adhérence des penseurs chiites Libanais au mouvement religieux et assimilation de mœurs planétaires. On a du mal à classer tout ce qui précède sous une même étiquette.

 

8-Reste que l’appartenance de toutes ces populations à une même confession est une réalité. Celle-ci ne prend de réelle importance stratégique que lorsqu’elle s’exprime politiquement, dans le cas qui nous intéresse, par le leadership fédérateur de l’Iran.     

D’abord religieusement, puisque c’est là où se situe la principale source de légitimation du pouvoir iranien, il faut observer ce qui suit. Les chiites pratiquant ont tous un ’Marja’ (référant) qu’ils « imitent » en se remettant à lui pour décider des grandes options de leurs parcours. Or, l’autorité la plus élevée en ce sens est l’ayatollah Ali Sistani, qui réside à Nadjaf. Il est partisan du quiétisme et n’a jamais exprimé d’enthousiasme pour la révolution iranienne.

Ensuite, politiquement, l’Azerbaïdjan est jusque-là totalement imperméable aux sirènes de Téhéran et lors du conflit entre Erevan et Bakou sur le Haut Karabakh, l’Iran a soutenu l’Arménie chrétienne contre l’Azerbaïdjan chiite. En Irak, les deux principaux partis chiites sont le mouvement « Sadriste » et le conseil suprême de la révolution islamique en Iran, dirigé par Abdel Aziz Al Hakim. Ce dernier, réfugié en Iran jusqu'à la chute de Saddam Hussein, était l’exécuteur de la volonté de Téhéran en Irak, alors que Moktada el Sadr se posait comme un résistant arabe à l’invasion américaine. Depuis que George Bush, en décembre 2006, a reçu Al Hakim à Washington et tente de former une coalition de modérés en Irak, la donne semble changer. Hakim, tente de distandre ses liens avec l’Iran et Moqtada El Sadr, dans le collimateur de la nouvelle stratégie des Etats-Unis, essaye de se rapprocher de Téhéran. En Syrie, le pouvoir alaouite, malgré sa solide alliance avec l’Iran est à mille lieux d’adopter la forme de gouvernement qu’applique celle-ci. Au Liban, si le Hezbollah peut rassembler en une manifestation la presque totalité des chiites, c’est parce que ceux-ci voit en Hassan Nasrallah le meilleur représentant de leur communauté, puisque les libanais se définissent par ce prisme, plus que leur « guide » qui reconnaît la primauté des grandes orientations prisent par l’Imam Khamenei. Je ne pense pas qu’ils adhéreraient sans sourcilier au mode de vie restrictif que leur imposerait l’idéologie de la République Islamique d’Iran. Par ailleurs, il ne faut pas sous estimer la très large audience, au Liban et ailleurs, de Mohamed Hussein Fadlallah, qui garde jalousement son indépendance tant à l’égard du Hezbollah que de l’Iran.

 

En conclusion, je dirais qu’il n’y a pas plus de croissant chiite que de pleine lune sunnite.

L'Orient-Le Jour

Amine Issa

30/03/07

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