Justice dévastatrice
Le contenu moral de la justice se précisa dans l’antiquité, avec Pythagore. Il n’est aujourd’hui de pensées religieuses ou laïcs qui ne se l’est approprié. Mais pour qu’il y ait un besoin de justice, il faut que son contraire soit établi. Au Liban, deux mouvements sollicitent bruyamment réparation de l’injustice qu’ils subissent. Le Hezbollah et Fateh-El-Islam.
1-D’abord pour l’histoire, le premier acte d’injustice commis à l’égard des chiites, minoritaires en Islam, fût, à leur sens, la relégation de l’imam Ali au quatrième rang dans la succession du prophète Mahomet. Son assassinat ainsi que celui de ses deux fils et des huit imams successifs de leur lignée, fit du sentiment de persécution un élément constitutif de la personnalité chiite. La conduite des affaires du monde musulman se fit exclusivement sous l’autorité de la majorité sunnite. Il faut noter que l’Iran n’est chiite que depuis le seizième siècle et ce, par la volonté du prince, par un acte politique du souverain séfévide, qui voulait ainsi se doter d’une légitimité religieuse différente de celle du sultan Ottoman. Au Liban, leurs droits politiques et sociaux ne furent reconnus formellement que sous la première république instaurée par les français et il fallut attendre l’Imam Moussa Sadr pour que cette communauté commença à les revendiquer de façon pressante et organisée.
Le sort des palestiniens depuis 1948, se résume en quelques mots à ce qui suit : Exil, errance, parcage dans des camps insalubres, instrumentalisation par les potentats arabes, guerres intestines et Etat croupion dont même le robinet d’eau potable est commandé par Israël ! Si l’errance est une marque déposée au profit des juifs, il reste à inventer un qualificatif au peuple palestinien.
2-Pour les fondements doctrinaux du principe de justice, les deux groupes susmentionnés, partagent un tronc commun, induit par la religion musulmane. Il n’est pas nécessaire de citer les nombreuses sourates où le prophète Mahomet transmet les paroles de Dieu qui ordonne l’instauration de la justice. Les différentes « Siyar » (Vie de Mahomet) foisonnent de récits où le messager de Dieu demande le châtiment pour sa personne s’il commet un acte inique. Le calife Omar, qui conquerra de vastes territoires établit durant son règne, d’une main de fer, deux principes, la méritocratie et la justice parmi les musulmans. Pour beaucoup de penseurs musulmans, le Jihad est d’abord un combat pour l’instauration de la justice, plus qu’un moyen de conquête. Les mouvements révolutionnaires musulmans, qu’ils soient pour la restauration de la cité Mohammadienne (Les mouvements salafistes) ou d’une réinterprétation du Coran, adaptée aux exigences de la modernité (Les réformistes), s’accordent à faire de l’établissement de la justice, une des priorités de leurs programmes de gouvernement.
Ce qui particularise les chiites, est leurs croyance en la justice absolue de Dieu, contrairement à certaines écoles sunnites, tel l’Asharisme, qui croient en l’arbitraire des décisions divines. Il faut également relever l’interprétation que les chiites donnent au martyr de l’Imam Hussein à Kerbela. Abandonné par ses partisans, son dernier carré réduit à soixante-dix compagnons dont des femmes et des enfants, il refusa de se rendre et périt car sa reddition aurait signifiait celle même du principe de justice, pour lequel il résista jusqu’à la mort. Cette perception du martyr au nom de la préservation de l’idéal de justice, sous tend à ce jour, tous les combats menés par la communauté chiite.
Les Palestiniens, avant l’apparition des courants islamiques, greffèrent à leurs revendications d’un Etat souverain, une rhétorique marxiste d’une juste répartition des richesses. Le FPLP de Georges Habache et surtout le FDLP dirigé par Nayef Hawatmeh et le PCP nés de scissions successives du Fateh de Yasser Arafat, ont débordé celui-ci sur sa gauche, introduisant dans leurs discours des références de luttes de classes et tissant des liens étroits avec l’Union Soviétique. Le FPLP ira jusqu’à envisager ouvertement des contacts avec la gauche Israélienne(1). Le Jihad Islamique et le Hamas, apparus récemment sur la scène palestinienne, ont pour auteurs de références Sayed Qotob et Abou Ala’ Al Mawdudi, penseurs et activistes musulmans qui diffusèrent leurs idées à partir de la première partie du vingtième siècle. Si Qotob l’égyptien, membre des Frères Musulmans prône la violence pour renverser les régimes arabes et musulmans impies et Mawdudi le pakistanais, fondateur de la Jamaa’ Islamique, privilégie la voie légale, les deux s’accordent à combattre l’injustice faite aux musulmans, fruit de la colonisation et des gouvernements satellites des occidentaux. Fateh-El-Islam, tout en ne reconnaissant aucune affiliation directe avec les deux principaux mouvements islamistes palestiniens, le Jihad Islamique et le Hamas, il ne se réclame pas moins de la pensés de Sayed Qotob.
3- Comment maintenant le Fateh-El-Islam et le Hezbollah, dans une moindre mesure et différemment, ont connu une dérive violente, en contradiction avec leur idéal de justice.
Le parti chiite libanais a toujours déclaré ne s’être jamais impliqué dans un conflit armé interlibanais et que son potentiel militaire est destiné à combattre l’occupant israélien. Cela est vrai jusqu’en 1985, pour la simple raison que le Hezbollah n’existait pas officiellement avant cette date. L’annonce de sa création eut lieu le 16 Février 1985, par un communiqué lut à Baalbek par Ibrahim Amine Al Sayed. Depuis, le Hezbollah a affronté successivement, le PSNS à Machgharra et à Beyrouth en 1986, le PCL la même année dans la capitale, et Amal depuis 1985 à Tyr, dans l’Iklim Al Toufah et dans la Banlieue Sud, qui en garde encore les stigmates. Ces combats firent plusieurs centaines de morts. Cela sans compter toutes les voitures piégées et les assassinats qui lui sont attribués, sans pour autant qu’on en est la preuve formelle. Depuis 1990, l’opposition armée du Hezbollah à l’occupation Israélienne, l’intégrité et la probité de ses dirigeants, la longue liste des martyrs tombés au Sud du Liban, l’attitude des militants du parti après la libération en 2000, ont effacé dans la mémoire des libanais ces pages sombres. Mais prétendre réparer seul l’injustice commise par l’occupation Israélienne, en éliminant préalablement tout concurrent dans cette bataille, dénier à l’Etat libanais, avant et après les retraits Israélien et Syrien, toute responsabilité dans la défense du territoire, ne lui concédant qu’un rôle de figurant, ne sont-ils pas une forme d’injustice ? La gestion désastreuse du front sud l’été 2006 et malgré l’humiliation infligée à Tsahal, entraina la mort de 1300 libanais et la destruction de villages et de quartiers entiers de la Banlieue Sud. Est-ce ainsi qu’on rendit justice à ces milliers de libanais qui perdirent leurs vies et leurs biens ? Combattre la corruption et l’inefficacité d’un gouvernement hétéroclite, par le blocage des institutions, des tentes vides et la mise à mort d’une économie déjà sous perfusion, réparent-ils mieux les prévarications de l’administration publique qu’une participation active et protestataire, dans la rue, dans la presse, au sein du parlement et du gouvernement ? Soutenir l’armée du bout des lèvres quand elle est actuellement le seul rempart contre l’hydre du terrorisme, qu’elle qu’en soit les bailleurs de fonds, ne fait-il pas le lit de ces mêmes assassins ? Enfin et surtout, maintenir l’insularité d’une communauté essentielle de la population libanaise en l’enserrant dans un carcan idéologique qui bouche les vases communicants avec les autres groupes qui composent la nation, n’est ce pas perpétué la ghettoïsation et l’exclusion dont ont toujours souffert les chiites au Liban ?
Le Fateh-El-Islam, comme nous l’avons dit plus haut, est issu de la conjonction de la réalité d’une population persécutée et d’une lecture subversive du Coran et restrictive de la notion du jihad, réduisant tout acte politique à sa traduction violente. Que les dirigeants de ce mouvement soient des mercenaires aux services de politiques locales suicidaires ou régionales, relève du bon sens. Tel ne peut être le cas des centaines de combattants enrôlés sous sa bannière. Miséreux de toutes les nations, désespérés, déçus, ils crurent en s’attaquant à l’armée libanaise, abattre un gouvernement à la solde des intérêts occidentaux et sioniste, établir un émirat islamique, le premier d’une série à venir dans le monde musulman, qui répareraient les avanies subis par leurs coreligionnaires à travers les continents. Le résultat est désastreux. Une population palestinienne prise au piège dans un camp qui était déjà une antichambre de la mort, un énième exil dans un autre camp où s’entassent des familles dans des conditions qui font de l’enfer un lieu de villégiature, des morts sans sépultures, des soldats d’abord assassinés puis tués dans cette guerre absurde où la majorité des victimes, il faut le signaler, sont des musulmans tués par d’autres musulmans. Les expériences, algérienne, afghane et somalienne nous laissent penser que la seule perspective offerte au dernier carré de ces combattants, premières victimes de l’utopie califal est, soit la mort, soit la reddition pour, au mieux, croupir de longues années en prison. Où est la justice dans tout cela ?
4- Quelles sont les raisons de cette dérive violente, porteuse d’injustice ?
Les islamistes, toutes tendances confondues, ne reconnaissent pas le droit positif, mais seul la loi divine, source de toute législation. L’idéal de justice y est inscrit mais en des termes généraux et quand bien même le Coran et la Sunna (les dires et actes du prophète), s’arrêtent sur des cas particuliers, ils ne peuvent couvrir l’ensemble des questions qui interpellent la justice. Pour y remédier, les musulmans, aux deux sources précitées ont ajouté le Fikh (La jurisprudence) et l’ensemble forme la Sharia (La loi islamique). Les Chiites, eux, se réfèrent, en plus de la Sharia, aux textes de l’Imam Ali et ses onze descendants, réputés infaillibles. Les lois qui en découlent sont en ce sens intemporelles et interprétatives, contrairement au droit positif qui est lui fils de l’histoire en marche, de l’évolution des sociétés et des grandes révolutions politiques et sociales. Or des hommes de religions, les foukaha’, qui s’arrogent le privilège de l’interprétation, aucun ne peut prétendre en détenir la plus fidèle et la plus conforme à l’original qui est imperméable aux vicissitudes de l’histoire. D’où une multiplication des corpus de lois, qui sont souvent contradictoires. Cette concurrence acharnée, donne la part belle aux interprétations les plus radicales, donc les plus normatives car plus rassurantes dans des sociétés en voie de développement à la recherche de repères dans un monde bouleversé. Ajouter à cela il faut prendre en compte l’absence d’intercession en islam entre Dieu et ses créatures, Dieu en islam, contrairement au christianisme n’a pas de vicaire sur terre. L’application des commandements de Dieu, devient à cet égard une expérience personnelle, à la limite du mysticisme au service du créateur. La radicalité des interprétations conjuguées au sentiment de fusion en Dieu (Mysticisme) colorie la notion centrale du Jihad, qui est l’acte de plaire à Dieu, d’une forte teinte d’intolérance et donc de violence, occultant ainsi le devoir de justice.
Dans toute société se forme des groupes sociaux qui militent pour l’accomplissement d’une idée. Michel Wieviorka(2) les nomme des Mouvements sociaux. A la marge de chacun de cela, se forment parfois des groupes qui prétendent défendre la même idée, mais d’une autre façon. L’auteur les appelle les Anti Mouvements sociaux. Ce qui les distinguent des premiers est l’idéologisation à outrance de l’idée commune, ici la justice, et leur jusqu’auboutisme. Cela se traduit par un usage immodéré de la violence comme seul moyen pour faire aboutir leurs revendications. Il en résulte une dénaturation de l’idée défendue et la justice devient injustice, du moins, le premier groupe, c'est-à-dire le Mouvement social, le perçoit ainsi.
A ce stade, il faut opérer une distinction entre le Hezbollah et le Fateh-El-Islam. Les deux sont des « Anti mouvements sociaux ». Si le Hezbollah l’est par rapport au reste des libanais, il est en symbiose avec son groupe de référence et reste attentif à ne pas se l’aliéner. Sa violence contenue dans ses rapports avec les autres libanais, en évitant une confrontation armée et, en opérant un repli sur le front avec Israël, laissent la porte ouverte à une possible intégration dans la refondation de la nation libanaise, car c’est bien cela ce que nous vivons aujourd’hui. S’il devait rééditer les provocations de l’été 2006 qui n’amèneraient que mort, déplacement, exil, effondrement économique et destruction pour sa communauté, il risquerait de perdre aussi l’adhésion de son propre camp et mériterait le qualificatif obtenu par Fateh-El-Islam, celui d’un mouvement terroriste. En effet, le Fateh-El-Islam ne trouve plus, même par rapport à sa matrice d’origine, c'est-à-dire les palestiniens toutes tendances confondues, la moindre sympathie. Il évolue en dehors de tout cadre social, les civils palestiniens, les libanais musulmans ou chrétiens étant tous ses victimes. « Les droits nécessitent une reconnaissance sociale » (3) or, qui dit absence de droit, dit absence d’obligation par rapport à « l’autre ». Il ne s’agit plus ici de changer un système mais de détruire le temple sur tous ses occupants. De là, on peut comprendre la violence inouïe et suicidaire des hommes de Chaker El Abssi et la qualifier de terroriste antinomie de la justice.
5- Que faire ?
Je ne m’aventurerais pas aborder un sujet, que d’autres, plus qualifiés, ont largement traité et parfois de façon contradictoire, tant la question de l’injustice et ses causes sont multiples. Je voudrais, pour autant signaler le danger des amalgames hâtifs et exclusifs entre l’islam et la violence nourricière d’injustice. A ce sujet, je rappellerais la propension des Etats-Unis à se considérer les détenteurs d’une mission universelle pour la diffusion de la justice et de la liberté à travers le monde. Je citerais, parmi tant d’autres analystes, Robert Kagan, chef de file des néoconservateurs américains. « La raison de l’usage de la force militaire à avoir avec l’histoire de la nation. Depuis la révolution et la guerre civile, les américains ont participé à chaque guerre qu’ils regardaient comme juste et moral….Ce n’est pas un accident si les Etats-Unis ont usé de la force plus fréquemment depuis la chute de l’Union Soviétique » (4).
Rendez-vous fut pris en Irak !
1- Interview de Nayef Hawatmeh dans le Yedioth Aharonot, le 22 Mars 1974. Des contacts auront lieu avec le Matzpen d’obédience trotskiste.
2- « Sociétés et terrorisme » Michel Wieviorka page 15,17&96.
3- « Esprit » Michel Walzer No Aout-Septembre 2004 page 67.
4- « Staying the course, Win or lose » Robert Kagan, Washington post, 2 Novembre 2007.
Amine Issa
L'Orient - Le Jour
20/07/07