Reprise économique, ce qui reste à faire.
"L'un des caractères distinctifs des siècles démocratiques, c'est le goût qu'y éprouvent tous les hommes pour les succès faciles et les jouissances présentes" Alexis de Tocqueville (1).
Le 18 août, Olivier Blanchard l'économiste en chef du FMI annonçait en grande pompe que "La reprise a commencé" (2). Les chiffres annoncés dernièrement ne le démentent pas. Le Japon, l'Allemagne et la France sont sortis de la récession au troisième trimestre (3). En août également, les économistes interrogés par le Wall Street Journal prédisaient que les deux derniers trimestres de l'année verraient une croissance du PIB aux États-Unis. Les pays émergents font encore mieux. La Corée du Sud et Taiwan au deuxième trimestre de l'année ont vu la croissance de leur PIB atteindre 10%. La production industrielle, pour la même période, a cru respectivement pour la Chine, la Corée du Sud et l'Inde, de 10%, 8.9% et 14% (4). Même au Japon, en avril, elle a augmenté à un rythme inconnu depuis 56 ans (5). L'immobilier qui fit sombrer tant l'Espagne que les États-Unis a chez ces derniers connu un rebond en juin de 8.7% par rapport au mois précédant (6). Depuis juin la consommation qui compte pour 70% du PIB des États-Unis, est en augmentation régulière. En Chine, l'augmentation en mai était de 15% (7). Le Wall Street Journal annonçait le 27 août une baisse des stocks aux États-Unis, ce qui laisse entrevoir une reprise de la production. Enfin, sur le plan financier deux indicateurs principaux sont dans le vert. Depuis avril les bourses mondiales ont entamé une ascension soutenue et certaines grandes banques renouent avec les bénéfices (JP Morgan, Goldman Sach, Chase, Citigroup…). Dix d'entre-elles sont, en juin même, autorisées par le trésor américain à rembourser l'aide fédérale qui leur avait été octroyée. Voilà ce qui permit à monsieur Blanchard de faire son annonce. Cela conforte évidemment les gouvernements qui ont lourdement injecté de l'argent dans les économies. A cela, il faut ajouter que les pays en voie de développement moins endettés et ayant une plus grande épargne que ceux du G7, ont pu, en plus des plans de relance étatiques, augmenter leusr consommations et donc empêcher le commerce mondial de s'effondrer. Ceci est la grande différence avec la crise de 1929 quand ces pays ne comptaient pour rien dans l'économie mondiale. Mais le même monsieur Blanchard ajoutait «Le monde n'est pas dans une récession banale. Le redressement ne sera pas simple». En effet, il est prévu que le PIB du G7 connaisse fin 2009 sur une année une baisse de 3.5% (4). La consommation n'a pas retrouvé son niveau d'avant la crise, elle est de moins 2.6% sur un an en zone euro (8). Les entreprises américaines et européennes investissant ont réduit leurs investissements. De plus, se profilent des tendances protectionnistes dont la plus récente est l'augmentation des droits de douane sur les pneus importés de Chine aux États-Unis. La Chine réplique en augmentant ceux des volailles et des voitures en provenance des États-Unis. Je citerais aussi le désordre sur le marché des changes qui voit le dollar perdre de sa valeur graduellement. Quand on sait que cette monnaie est celle de référence du commerce mondial et des réserves de plusieurs grandes économies (Chine 2100 milliards de dollars, la moitié de ses réserves), on imagine ce que ces turbulences peuvent provoquer comme dégâts à l'économie mondiale. Enfin, deux derniers éléments négatifs, la persistance du chômage aux États-Unis, 9.8% (9) et en Europe, 9.6% (10) et la baisse du crédit aux entreprises et à la consommation dans ces deux économies (11).
Avant de conclure à partir de ces indicateurs contradictoires, interrogeons-nous sur leur pertinence pour l'analyse de l'état du monde. En définitive, ils se terminent là où j'ai commencé, c'est à dire, ils influent sur la croissance ou la chute du PIB. Or celui-ci, qui montre le revenu national, est-il toujours aussi approprié? Beaucoup en doute. Il occulte un ensemble d'activités et de phénomènes créateurs ou destructeurs de richesses non comptabilisé. Je citerais le bénévolat social, les améliorations apportées à l'habitat par ses occupants, l'éducation gratuite aux enfants dispensés par leurs parents, les tâches ménagères, l'énergie solaire. J'ajouterais les revenus de l'écosystème, quand celui-ci est préservé, en matière d'absorption de CO2, de maintien de la fertilité des sols, de la retenue des terres lors des glissements de terrain, de la régulation du climat, et j'en passe. La valeur de ce "capital naturel" est estimée à 330000 milliards de dollars par an (4). Inversement, les dégâts occasionnés par le déboisement sauvage de l'Amazonie, poumon de la terre, ne sont calculés négativement nulle part. Il en est de même de ceux du barrage des "Trois gorges" en Chine et des marées noires dans les mers qui compromettent irrémédiablement l'avenir de la faune. Quant aux conséquences du réchauffement planétaire, personne à ce jour ne l'a introduit dans la comptabilité universelle. Pourquoi l'intérêt soudain des économistes pour des paramètres qu'ils ignoraient auparavent? Parce que le monde dans sa recherche effrénée du bien-être matériel se rend compte enfin qu'il court à sa fin. Cette autodestruction, l'Occident nanti n'en a pas l'exclusivité. Certes, elle y est facilement observable. La dernière crise dont nous peinons à sortir n'est pas le résultat de fausses théories économiques, mais de l'avidité de certains, détenant des moyens financiers qu'ils font chèrement payer et, l'impatience d'autres voulant ces moyens, pour réaliser un bond quantitatif dans leurs avoirs. En d'autres termes, des institutions financières ont prêté de l'argent qui ne leur appartenaient pas ou qui parfois n'existaient même pas, à des individus qui n'avaient pas les moyens de le rembourser, pour acheter des biens inconséquents avec leurs revenus réels. Le monde en développement n'est pas en reste. La sauvagerie du capitalisme chinois, indien, et celle des pays du Golf riches en hydrocarbure n'est pas moins en cause. Même dans les pays dépourvus de tout ou en guerre, tel l'Afghanistan et il y a peu le Sri Lanka, au-delà de la résistance à des troupes étrangères ou à des armées répressives, peut-on faire l'économie de la frustration dans le comportement des plus extrémistes? Les tigres tamouls et les talibans afghans, retranchés dans leurs jungles et dans leurs montagnes, connectés au monde par les images satellites et la toile, témoin d'une opulence débridée souvent acquise sans effort, dont ils sont exclus (ou s'en sont exclus, peu importe), n'expriment-ils pas la rage de leur dépossession par des attentas suicides? Et leurs chefs, à défaut d'amasser une fortune n'acquièrent-ils pas sans peine ni délai un pouvoir et une reconnaissance relative au nombre de cadavres qu'ils sèment ? L'humanité entière est responsable de cette curée, de cette course effrénée à l'acquisition de biens et de statuts, au moindre effort et sans réelle attention aux conséquences sur l'avenir des hommes et de la planète et elle s'en rend compte. Comme je le disais plus haut, de nouvelles approches de la mesure du "Bien-être" se profilent. La plus récente et la plus institutionnalisée est l'étude commandée par le président Nicolas Sarkozy au prix Nobel d'économie Joseph Stiligz. Celui-ci dans son rapport propose de "compléter le PIB, mesure de la production économique, par une série d'indicateurs de l'environnement à la santé en passant par les activités non marchandes". C'est là où je reprends les deux indicateurs que j'avais précédemment cité, le chômage et la baisse du crédit à la consommation et aux entreprises. Pourquoi les distinguer? Parce que justement ils sont des conséquences directes de l'avidité destructrice que nous décrivions plus haut et sont absents de cet effort d'aborder l'économie autrement. Le chômage est la forme la plus admise et la plus institutionnalisée, puisque le chômeur est indemnisé de l'exclusion. Le chômage durable, mais contenu est un mal qui peut se conjuguer avec la croissance du PIB. Quand une entreprise licencie, les marchés réagissent positivement. Pourtant, un chômeur est un être qui est écarté du champ social, qui n'a plus d'utilité dans la cité. Il n'est plus qu'un chiffre dans des statistiques. Il perd sa dignité. On ne peut alors parler de mesurer le "Bien-être" en n'adressant pas ce problème. Or ni le rapport Stiligz n'en parle, ni les résolutions du G20. Les gouvernements quand ils confrontent le chômage, le font en terme de coûts et se font bonne conscience par de multiples prestations pour maintenir un revenu minimal à ceux qui n'en ont plus. Jamais les ravages psychologiques que n’entraîne le chômage à longue durée ni celui des jeunes diplômés qui ne trouvent pas d'emplois, n'est une priorité. L'effort de solidarité qui est le ciment des sociétés modernes qui en son centre a posé l'individu comme valeur suprême est ici absent. Le contrat social en devient boiteux. Le second indicateur concerne la rétention du crédit par les banques. D'abord ce qu'il faut indiquer c'est l'importance du crédit dans une économie active et innovatrice. C'est ce qui lui permet de se développer rapidement pour créer des richesses en un temps plus court. C'est une des fonctions des instruments financiers, dont il ne faut condamner que les excès. La lecture par Marx du conflit social entre les détenteurs des moyens de production et les travailleurs rémunérés juste pour survivre et se renouveler n'est plus d'actualité en ces termes. Il n'y a plus deux protagonistes qui s'épuisent mutuellement, un patronat qui ne cède rien et un prolétariat qui revendique constamment, jusqu'au point de rupture révolutionnaire. Depuis le rééquilibre partiel des droits et devoirs de ces deux derniers, grâce aux politiques sociales, ils sont sur le même quai. Mais insidieusement cet antagonisme s'est transposé entre d'un côté les entrepreneurs et les travailleurs et d'un autre les détenteurs de l'argent, c'est-à-dire les banques et les institutions financières. Quand tout allait bien, ceux-ci accordaient à qui le voulaient des crédits. Quand la bulle immobilière a éclaté, les individus débiteurs ont vu leurs taux d'emprunts s'envoler sans justification. Ils étaient les maillons faibles du circuit et donc les premiers à être dépossédés de leurs biens par des institutions pressées de récupérer leurs mises sans égard aux drames que cela provoqueraient. Les institutions financières n’ont certes obligé personne à prendre des crédits, mais ce qui est répréhensible est leurs hâtes de mettre en faillite des individus et de petites entreprises dans la tourmente. Plus encore, malgré les centaines de milliards de dollars que les Etats ont avancé aux institutions financières pour leur éviter la banqueroute, celles-ci malgré les multiples mises en garde des gouvernements, persistent à refuser de nouveaux crédits ou des crédits relais aux particuliers et aux entreprises en difficulté. Si précédemment l'imprudence des institutions financières à prêter à tout va était payante, au moment où la machine se grippe l'extrême prudence est destructive. Même si les protagonistes ont ici changé, le credo marxiste est remis au goût du jour et est source de tragédies. Petit entrepreneur dont le labeur de toute une vie est simplement annihilé pour une défaillance de trésorerie passagère, petites et moyennes entreprises liquidées avec leurs cohortes de chômeurs pour les mêmes raisons, particuliers en faillite chassés de leurs maisons pour quelques traites non honorées. Encore une fois les individus sont sacrifiés à l'autel des bilans. Encore une fois le lien social se dictant à l'extrême. Or le G20 justement n'a parlé que de bilan, il prétend harmoniser les comptabilités nationales pour éviter les écarts dans les appréciations de la solidité des économies. Il prétend aussi moraliser les bonus des as de la finance en en faisant les boucs émissaires de la faillite généralisée. Mais nulle part il n'est dit de contraindre les institutions financières à réinjecter les milliards perçus dans les circuits productifs.
Maintenir une politique de crédits cohérente et réactive face aux crises et combattre le chômage reste donc les deux voyants à surveiller en permanence pour sauvegarder l'activité des entrepreneurs et des travailleurs, pivots de la cohésion sociale. Est-ce possible? Certainement et pour deux raisons. D'abord, il s'agit de décision politique. Si les gouvernements sont convaincus de la nécessité de maintenir les conditions optimums de l'entreprise et du travail, ils en ont les moyens. Les sommes astronomiques mobilisées pour sauver l'économie mondiale montrent à quel point les gouvernements ont encore une capacité d'intervention dans l'économie de marché. De plus, le rapport Stiligz que je citais plus haut ainsi que la bataille menée aux États-Unis pour une couverture médicale universelle, sont des indicateurs parmi d'autres qui démontre une tendance à appréhender l'économie autant en terme de croissance qu'en terme de confort humain. Elle est le fait de gouvernement isolé. Il suffit que le G20 s'en empare. Quand cela sera fait, il sera beaucoup plus facile de privilégier le travail et le sauvetage des entreprises ou des individus en difficulté. Pratiquement, il s'agit de renverser une tendance actuelle qui dit que le Sud pauvre doit produire et le Nord riche consommer. Tout en respectant la division du travail planétaire qui veut que l'on produise à moindre coût, il n'est pas impossible de rééquilibrer l'équation en vigueur. Si un téléviseur coûte à l'unité moins cher en Chine qu'en Angleterre, c'est qu'on ne comptabilise pas les coûts du transport en terme de pollution ni le coût du chômeur anglais qui ne produit pas cette télévision, ni surtout le désespoir et la dépression de ce même chômeur et l'abrutissement de l'ouvrier chinois qui travaille dans des conditions dignes d'un roman de Charles Dickens. La deuxième raison d'espérer est incluse dans les trois défis que va affronter le monde au cours de ce siècle. La population actuelle de la planète est estimée à 6.8 milliards de personnes. En 2050, nous serons 9.1 milliards. Pour nourrir l'ensemble de l'humanité il faudra augmenter la production agricole de 70% pour des raisons tant quantitatives, croissance de la population, que qualitatives, produits moins riches en calories et plus de terre consacrée aux pâturages (12). Le deuxième défi concerne l'énergie. Plus de populations veut dire nécessairement plus de biens de consommation à produire et à déplacer, plus de personnes à chauffer, à éclairer et à transporter. Le troisième défi, relié aux deux précédents, est la pollution des sols, de l'eau et de l'atmosphère. Qu'exigent-ils comme réponses? Une revalorisation de l'agriculture comme activité principale. Elle sera demandeuse de hautes technicités pour produire plus et mieux, car les pratiques actuelles épuisent les sols et nuisent à la santé. Cela signifie un retour au sol gratifiant pour les individus instruits et une opportunité pour ceux qui ne le sont pas, de rester sur leur terre en participant à une nouvelle révolution verte, au lieu d'engorger les banlieues insalubres des mégapoles. Le besoin de toute terre disponible induira la revalorisation des terres du Sud abandonnées pour cause d'immigration massive vers le Nord. L'épuisement des réserves d'hydrocarbures, ainsi que la pollution qu'ils entraînent ouvrent déjà des perspectives de développement économique que certains n'hésitent pas à qualifier de deuxième révolution industrielle. La maîtrise de nouvelles énergies tel l'hydrogène, la fusion nucléaire, le soleil et le vent, plus propres et moins chers, sont porteurs autant d'opportunités de développement économique, de création d'emplois, que d'amélioration de la qualité de vie des êtres humains.
Faut-il pour remettre les individus au centre de l'équation, revenir à l'utopie marxiste, qui s'est effondrée ? Certainement pas, contentons-nous de relire et d'appliquer ce que les premiers libéraux Anglo-Saxons disaient. Catherine Audard, résumait la pensée de John Stuart Mill, l'initiateur du nouveau libéralisme au 19ème siècles, en ces termes "Le libre développement est un élément essentiel du progrès social, mais sans l'aide et la contribution des autres ce développement serait impossible". Reprenant aussi Thomas Hill Green, elle synthétisait sa réflexion de la manière suivante "Le lien social résulte de la reconnaissance par chacun de la personne de l'autre comme d'une fin en soi et des intérêts des autres comme constitutifs de l'intérêt personnel" (13). Contre l'utilitarisme d'une économie déshumanisée et vouée à l'échec, comme la dernière crise l’a démontré, repositionnons les individus, leurs besoins, leurs devoirs et leurs capacités au milieu de l'effort de rétablissement des équilibres économiques. Cela reste la seule garantie du développement durable de la planète.
Amine Issa
L'Orient Le Jour
20/02/2010
1- De la démocratie en Amérique, Gallimard, Tome 2, page 24.
2- Finance and Development, september 09.
3- L'Expansion, 04/09/09.
4- Courier International, 3-9/09/09.
5- South China Morning Post, 29/05/09.
6- Département du Commerce, 16/07/09.
7- Newsweek, 01/06/09.
8- Eurostat, 5/10/09.
9- Department of Labor, 04/10/09.
10- Reuters, 01/10/09.
11- Rapport de la BCE, 07/09-France 24 09/09/09.
12- Rapport de la FA0, 12-13/10/09.
13- La vie des idées, 29/04/09.