Le monde change, pas nous
Qu’y a-t-il de commun entre les jeunes de treize villes de Chine, dont Shanghai et ceux de Tunis? Le Jasmin. «Le rassemblement du Jasmin» est le cri de ralliement des Chinois, un clin d’œil, à leurs camarades de Tunisie. Ils ne parlent ni la même langue, n’ont aucun lien historique, prient des dieux différents. Mais ils s’expriment de la même façon inédite. Ils se révoltent contre l’oppression, les inégalités et la corruption, avec la même détermination, mais pacifiquement. Le lien qui les unit est virtuel donc insaisissable. D’ailleurs, tous ceux qui ont tenté de les récupérer, de les freiner, ont vite déchanté. On n’arrête pas un météore. Ben Ali tombé, c’est le gouvernement de transition qu’il a mis en place qui s’effeuille comme une marguerite. Comprenant la leçon de Tunis, les généraux égyptiens démantèlent avec une célérité saisissante le système Moubarak, et les Frères musulmans changent de nom. Kadhafi assassine son peuple qui ne recule pas. Ali Abdallah Saleh fait des promesses et tire sur la foule, celle-ci n’en démord pas et réclame son départ. L’opposition à Bahreïn, reléguée dans le désert par une dynastie de pacotille, elle qu’on pensait n’avoir que du sable persan dans la cervelle, fait un parcours sans faute.
Le monde change sous nos yeux et nous ne l’apercevons pas, nous continuons d’appliquer les vieilles recettes. Que les Palestiniens tentent de condamner au Conseil de sécurité les implantations illégales israéliennes en Cisjordanie, les Etats-Unis opposent leur veto, à quatorze contre un. Et pour comprendre le Moyen-Orient en ébullition, l’Administration américaine envoie en tournée John McCain et Joseph Lieberman, deux briscards de la cavalerie Bush fils. Moubarak avait lâché les chameaux des Mamelouks. Ali Abdallah Saleh parle d’un complot ourdi dans des chambres noires israélo-américaines. Kadhafi hurle à qui veut l’entendre qu’il n’y a pas de manifestation en Libye et que son peuple l’aime. Le Guide de la révolution en Iran, lui, ne voit en Egypte et en Tunisie que le reflet de révolutions islamiques. Quand on ne veut rien voir!
Au Liban, on ne déroge pas à la règle. Depuis que le 14 mars a enfin compris que le Conseil des ministres n’est pas une kermesse où tout le monde peut jouer, la formation du gouvernement qu’on pensait devoir être une simple formalité ressemble à une veillée de marchands de tapis s’étripant sur le prix d’une serpillière. Veto et combinaisons alambiquées se succèdent, où l’intérêt public est le dernier critère de sélection. L’image est peu rassurante pour l’avenir. Mais il y a l’immédiat. L’acte d’accusation est, pour l’instant, la seule surprise que peuvent espérer les Libanais. Quels sont les garde-fous dressés pour en contenir les conséquences? Aucun. Le 8 mars affirme que le Hezbollah sera impliqué sans preuve réelle. Le 14 mars a déjà déclaré, depuis que le pouvoir lui a été subtilisé, qu’il s’en lavait les mains. A comprendre que le Hezbollah, accusé injustement, devrait faire face seul à la communauté internationale et aux effets que cela impliquerait pour tout le Liban. Belle leçon de patriotisme. Oui, le Hezbollah a faussé par la menace le résultat des urnes. Il est l’enfant terrible de la politique libanaise. Mais c’est du Liban qu’il s’agit, on ne l’abandonne pas aux loups quelle que soit la faute du mouton noir, dut-on lui demander des comptes plus tard. Et si, effectivement et de façon convaincante, des éléments du Hezbollah étaient parties prenantes de l’attentat du 14 février 2005, que nous propose le Parti de Dieu? Rien. Il l’a suffisamment martelé, il n’acceptera l’implication d’aucun de ses membres, fut-il «indiscipliné» ou manipulé. Il refuse l’idée même de se défendre devant une cour qu’il juge partiale et rejette d’emblée toutes les preuves qu’elle peut présenter. Belle leçon de civisme. Rassurer les assassins futurs de l’impunité, prendre le risque d’une réaction violente de la communauté sunnite, répliquer par la force et entraîner le pays dans la spirale d’une nouvelle guerre, ne semblent pas l’inquiéter. Qu’on se le dise, les priorités du monde ont changé. L’Occident ou les Arabes interviendront pour sauver les réserves d’hydrocarbure libyen, le Liban est désormais en fin de liste, il peut se consumer lentement du moment qu’il ne brûle pas de pétrole.
Les insurgés du monde arabe, sans reculer d’un pas, ont accepté la mort sans la donner. Le martyre n’est pas leur tasse de thé, mais si c’est le passage obligé, pour construire un Etat de droit, pour garantir une vie digne aux autres, ils n’hésitent pas à se sacrifier. Pour les autres, l’«Autre», une notion que nos partis arc-boutés sur leurs portions de pouvoirs devraient aller apprendre en Egypte et en Tunisie. Par ces moments de crise, les circuits organisés sont bradés dans les agences de voyages, ils devraient en profiter.
Amine Issa
L’Hébdo Magazine
04/03/2011