Beiteddine contre Kandahar
Les islamistes en Egypte sont sortis du bois. Longtemps absents de la place al-Tahrir, ils l’ont envahie par centaines de milliers. Frères musulmans et salafistes, aux dénominations multiples, ont scandé des slogans courts qui signifiaient une seule chose: l’islam est la solution, c’est notre seule identité. Encore une fois, des individus humiliés, et empêchés de réfléchir par une si longue dictature, se replient sur l’inaltérable religion. Ils se réfèrent sans cesse à l’époque des «salafe al-saleh», celle des premiers successeurs du prophète, où l’islam et les musulmans vivaient en harmonie. Ils veulent rétablir les conditions de cette époque bénie, sauf que dans une interview récente, d’un courage inouï, Jamal el-Banna, le frère du fondateur des Frères musulmans, leur rappelle que «le premier siècle de l’islam est celui qui a vu la moitié des musulmans se soulever pour combattre l’autre moitié». Ces islamistes ont fait du Coran un supermarché d’où ils extraient à leur guise des versets ou des morceaux de versets qui justifient l’usage de la violence pour asseoir leur autorité. Ils résument une religion, plus que millénaire, à un ramassis de préceptes et d’interdits, mais ne disent pas comment sortir l’Egypte de la misère.
Ce bricolage idéologique rappelle celui du tueur d’Oslo, Anders Breivik. Celui-ci, dans un document et une vidéo, mélange allégrement poncifs racistes aryens, admiration pour le sionisme, islamophobie, antimarxisme, et cite autant Vladimir Poutine que Winston Churchill, se réclame du rôle de prince guerrier de l’Eglise et s’attaque à Benoît XVI. Au-delà des divergences, entre les deux phénomènes, ce qui les rapproche est l’utilisation aveugle de la violence et son corollaire, le mépris de la personne humaine.
C’est ce même dédain qui aiguillonne ceux qui se font appeler les «indignés». De l’Espagne à la Grèce, ils occupent les places publiques pour dénoncer la démission des pouvoirs publics face aux marchés et le démantèlement de leurs acquis sociaux. Ils se soulèvent contre la confiscation de leurs votes, détournés par des dirigeants incapables, qui confondent leurs ambitions, leurs affaires avec celles de l’Etat, Sylvio Berlusconi étant l’illustration la plus caricaturale de cette dérive. Anders Breivik est la victime d’un système à bout de souffle qui, à la violence qui lui est faite, réplique en bourreau et se justifie en évoquant une icône, celle du templier au service de Dieu. Les salafistes égyptiens fonctionnent sur le même mode.
Le Liban est-il à l’abri de ces dérives? Notre système bancal n’est pas pour autant celui de l’Egypte et des autres pays arabes. De vraies élections sont organisées, la presse est libre, l’association aussi, le pouvoir change de mains, même si parfois la menace ou l’argent servent de bulletins de vote. Mais cette immunité est imparfaite. D’abord le citoyen, comme ayant droit aux prestations de l’Etat, ne vaut pas un clou dans les priorités de nos dirigeants. La durée des carrières politiques s’allonge inexorablement et les dynasties se multiplient. Surtout, les frontières des partis politiques recoupent dorénavant strictement celles des communautés. Depuis l’accord de Taëf, nous vivons sous un régime surréaliste: l’économie et la gouvernance aux sunnites, la défense du territoire aux chiites, et les chrétiens comme caution aux deux autres. En 2005, après l’assassinat de Rafic Hariri et le retrait syrien, cette formule boiteuse, garantie par Damas, a rapidement atteint ses limites. Les communautés se sont radicalisées sur des thématiques religieuses d’exclusion, débouchant sur le 7 mai 2008: peut-être une répétition générale. L’alliance du CPL (Courant patriotique libre) et du Hezbollah, celle des Forces libanaises et du Moustaqbal, est un leurre. Ce ne sont que des partis confessionnels dont les intérêts particuliers correspondent à un moment donné de leur histoire. La religion, comme ciment politique, est porteuse de conflits, parce qu’elle devient exclusive, et l’individu qui lui est affilié doit tout céder au profit du groupe. Il ne peut y avoir d’issue que par la formation de partis dont l’identité religieuse serait introuvable. Ceux qui pensent qu’il est impossible, surtout en ce qui concerne l’islam, de vivre pleinement en dehors de la sphère politique, auraient dû se rendre au Festival de Beiteddine samedi 30 juillet. On y a vu des croyants de divers pays et religions, des prêtres et des imams, tous sur une même scène. C’était un hommage à la Vierge, mais l’essentiel était ailleurs, dans l’affinité entre la foi des artistes et la production d’un spectacle plaisant aux sens, la réconciliation de la religion avec le beau, l’hédonisme, loin, très loin des sérails et du pouvoir.
Amine Issa
L'Hébdo Magazine
07/08/2011