Relire Taha Hussein et Ali Abdel Razzak
La confusion est le mot qui reflète le mieux l’état de l’Egypte d’aujourd’hui. Le pouvoir et la représentation politique sont actuellement entre les mains de trois groupes: les généraux, les islamistes et les libéraux. Les premiers ont promis de livrer le pouvoir au candidat élu à la présidence de la République. Mais entre-temps, suite à la dissolution du Parlement, décision condamnée par les Frères musulmans, les militaires ont décidé, au moment où les premiers résultats annonçaient la victoire du candidat de la confrérie à la présidence, de s’octroyer le pouvoir législatif. L’armée a tout de suite pris des dispositions qui annulent tout contrôle du futur exécutif sur l’armée. Voilà qui montre combien les deux camps se méfient l’un de l’autre. Autre paradoxe, le mouvement du 6 avril, le plus représentatif du mouvement des jeunes universitaires libéraux, ayant assimilé toutes les techniques modernes de contestation politique, a appelé à voter pour Mohammad Morsi, le candidat des Frères musulmans. C’est dire combien les militaires, avec Ahmad Chafic, leur poulain à la présidence, et les représentants de l’ancien régime ont mauvaise presse en Egypte. Les islamistes restent la première force politique du pays. Pourtant, ils devraient montrer une plus grande capacité à s’adapter aux nouvelles réalités. Un sondage de l’institut Gallup a démontré récemment que le chômage, le niveau de vie, la sécurité et l’éducation sont la priorité des Egyptiens, l’application de la charia est loin derrière l’éducation comme moyen de réduire le chômage et d’améliorer le niveau de vie. C’est exactement ce que disait en 1923 Taha Hussein, diplômé d’al Azhar (1). Sa critique de l’ignorance des imams et la nécessité de s’ouvrir aux sciences profanes lui ont valu alors le boycott de ses ouvrages. Mais si tel est le cas, pourquoi les Egyptiens continuent-ils à voter pour les islamistes? Pourtant, depuis qu’ils ont pris le contrôle de la Chambre, ils multiplient les incongruités et les excès. Je n’en citerai que trois: le refus d’un prêt de la banque mondiale dont l’Egypte a urgemment besoin sous le prétexte que ce serait de l’usure interdite par l’islam, la proposition de loi d’autoriser le mari à avoir un acte sexuel avec sa femme jusqu'à six heures après son décès et celle qui dépénaliserait l’excision des filles. Politiquement, leur tentative de mettre la main sur l’Assemblée constituante qui doit rédiger la nouvelle Constitution est un faux pas qui démontre une absence de tolérance envers les autres forces du pays. Pourquoi alors ce succès? Parce que, toujours selon Taha Hussein, la grande masse des électeurs est pauvre et illettrée, qu’elle fait confiance aux religieux qui représentent la continuité des traditions millénaires rassurantes en temps de troubles. Cette conclusion est celle de l’enquête menée par l’Ahram, un des journaux égyptiens les plus sérieux. Mais cette masse continuerait-elle à les soutenir, si par malheur, les islamistes, une fois au pouvoir, gouvernaient avec tant de légèreté et entraînaient l’économie de l’Egypte encore plus bas que ce qu’elle n’est actuellement? Au regard du sondage de Gallup, ce ne serait pas le cas. Les islamistes ne peuvent plus proposer des lois aussi farfelues que celles que nous avons citées, loin des véritables préoccupations de la population. Ils ne peuvent se contenter de répéter que l’islam est la solution et aller chercher dans le Coran des techniques de gouvernement, et ce pour la seule raison qu’elles n’y existent pas. C’était le principal apport de Ali Abdel Razzak (2), un juge musulman qui expliquait, dès 1925, que le prophète, s’il avait commandé sa communauté, c’était pour la défendre de ses ennemis qui voulaient l’annihiler. Qu’il n’a pas instauré un système politique, n’a jamais tenté de changer les règles tribales de gestion politique ni celles des petits royaumes arabes qui avaient embrassé la nouvelle religion, qu’il n’était en aucune façon un chef d’Etat. Il écrit également que nulle part dans le Coran, sauf quelques prescriptions d’organisation civile de la communauté qui relèvent de la foi et de la morale plus que de la politique (deux cents versets sur plus de six mille) il n’est question de mode de gouvernement ni de mode de succession. En d’autres termes, il ne faut pas faire dire au Coran ce qu’il n’a jamais dit. Taha Hussein de nouveau.
Les Egyptiens doivent élire un nouveau Parlement. Sauront-ils envoyer un message aux islamistes, leur signifiant leur mécontentement en leur donnant moins de voix. Ceux-ci vont-ils réagir? C’est vraisemblable. Si tel n’était pas le cas, si les islamistes persistaient à gouverner à coups de lois d’un autre âge, il y a de fortes chances que la rue s’enflamme de nouveau et il n’est pas dit que les militaires, sous prétexte de rétablir l’ordre, s’octroient tous les pouvoirs, ce que ne souhaitent ni les Frères musulmans, ni l’ensemble des Egyptiens.
(1) Min Baaid, Kalimat
(2) Al Islam Wa Ossoul Al Hikm
Amine Issa
L’Hébdo Magazine
22/06/2012