Chrétiens du Liban, le danger change de nature.
Quels étaient les facteurs et l’ampleur des évènements de 1860 et 1975? Sommes-nous toujours dans le même schéma?
1860
Être une minorité religieuse dans des pays où l’identité se définit par le dieu que l’on adore est toujours inquiétant. On peut être agressé par des fanatiques intolérants ou être le bouc émissaire d’une crise dont les causes ne sont pas religieuses. Dans l’histoire du Liban, territoire aux frontières fluctuantes, les druzes, les chiites, les chrétiens ont tour à tour été la cible d’un groupe majoritaire. Les druzes et les chiites, celle du pouvoir impérial sunnite, qu’il fut à Bagdad ou à Istanbul. Les chrétiens catholiques celle du même pouvoir ainsi que du pouvoir impérial Byzantin. Dans notre histoire récente, les chrétiens au 19e siècle ont été massacrés par les druzes aidés par les ottomans. Mais dans ce cas, la dimension religieuse ne relevait pas tant du fanatisme que de la perception des chrétiens comme les gagnants de transformations sociaux économiques et politiques. Les chrétiens, sur plusieurs siècles, avaient graduellement migré du Liban-Nord, vers le Metn et le Chouf. Travaillant la terre, premiers candidats aux écoles des missionnaires européens, ils avaient acquis un statut socio-économique qui remettait en cause le système établi où les druzes, féodaux et hommes de guerre, détenaient le pouvoir politique. En même temps le déclin de l’Empire Ottoman s’accélérait et sous la pression de l’Europe, il avait été obligé de proclamer l’égalité entre les sujets de l’Empire, quelques soient leurs religions. La défense des minorités chrétiennes en Orient était pour l’Europe une revendication idéale pour s’immiscer dans les affaires de la Sublime Porte. Il s’agissait plus de s’octroyer une liberté d’immixtion dans les affaires de l’Empire, que de défendre la liberté de conscience. Les chrétiens d’alors ont payé le prix de ces bouleversements plus que pour leur appartenance à une religion minoritaire.
1975
En 1920, les chrétiens avaient non seulement acquis l’égalité de statut avec les musulmans, mais suite aux tracés des frontières du Grand Liban, légèrement majoritaires, ils détenaient dans le système politique, plus de pouvoir que les autres communautés. On ne refait pas l’histoire, mais ce partage basé sur la démographie présentait le risque d’un déséquilibre futur. C’est ce qui est arrivé. Fort de leur croissance numéraire, les musulmans ont réclamé l’égalité dans le partage du pouvoir politique. Le Liban connut alors une double tension. La première, conséquente aux revendications à caractère confessionnel, l’autre social, une lutte de classes à caractère laïque. Avec souvent un mélange ambigu des deux, dont la figure la plus emblématique fut Kamal Joumblat. On a longtemps entretenu l’image des chrétiens riches et des musulmans pauvres. Cette mystification servait à cacher une vérité plus nuancée. Les chrétiens pour de multiples raisons inhérentes à leurs volontés et à leurs efforts, et à rien d’autre, avaient mieux réussi et avaient conséquemment plus vite et quantitativement amélioré leurs niveaux de vie. Il suffit de regarder des photos des villages chrétiens de la montagne à la chute de l’Empire Ottoman pour se rendre compte que les autres communautés n’avaient rien à leurs enviés. À l’exception certes de quelques villages chrétiens dont les habitants s’étaient enrichis, dans les jungles d’Afrique ou du Brésil! Les chrétiens également, militaient et parfois dirigeaient les partis de gauche dans les années 60 et 70, au moment des luttes ouvrières. En réponse à cette double tension, la classe politique chrétienne s’est raidie sur ses acquis. Celle musulmane à manquer de discernement en mettant en avant dans sa revendication à l’égalité politique, le droit communautaire au lieu du droit citoyen laïc. La bourgeoisie des deux communautés souvent aux premiers rôles de la classe politique s’est opposée à des réformes sociales significatives. Malgré ces facteurs défavorables, un dénouement progressif de la double crise aurait pu aboutir, si le facteur palestinien n’avait fini par occuper tout le champ politique et social. Un grand journaliste libanais qui a vécu les événements qui ont précédé la guerre civile de 1975, me décrivait une époque où il était impossible et intenable de ne pas soutenir inconditionnellement la cause palestinienne. Le moment palestinien se déroule après la déconsidération des régimes arabes humiliés par Israël et l’échec du nationalisme arabe et, avant la résurgence de l’Islam politique éradiqué par Abdel Nasser et les deux branches syrienne et irakienne du Baas. Dans l’imaginaire arabe et libanais la seule cause, le seul canal qui permettait de s’exprimer comme peuple libre, souverain et capable politiquement, était celle de la Palestine. En même temps, elle pourvoyait une fierté qui rendait la misère plus supportable. La bourgeoisie complice ou associée à la classe politique l’avait parfaitement compris et la soutenait sans faille. Les chrétiens, eux, ont réagi autrement. S’ils partageaient la même sympathie pour la cause d’un peuple exilé, ils n’ont pas souscrit au même enthousiasme. Ils n’avaient pas d’islam politique a remplacé ou à regretter. Il ne regrettait pas non plus la faillite du nassérisme et l’unionisme arabe, qui se confondait pour eux avec une résurgence de l’oumma musulmane. Cet unionisme porté par des régimes autoritaires dont les libanais dans leurs majorités ne voulait pas la duplication dans leur pays, le seul dans le monde arabe où la liberté avait un sens. Les chrétiens du Liban n’étaient pas à la recherche d’une cause pour céder le Liban à celle des Palestiniens. Certes, il y eut une réaction chrétienne à l’instrumentalisation de la cause palestinienne comme levier de pression pour leur imposer l’égalité politique avec les musulmans. Mais également un calcul politique de la part de la classe politique chrétienne qui dénonça cette complicité à fin de déplacer le débat et reporter une plus juste répartition des pouvoirs. Cependant, cela reste marginal. Quand les palestiniens, adulés, tentèrent de mettre la main sur le Liban, les chrétiens se sont battus.
Excepté donc chez les chrétiens, tel était l’état d’esprit qui régnait au Proche-Orient et au Liban. Les régimes dictatoriaux arabes en faillites, défendirent les palestiniens contre les «isolationnistes» chrétiens. Ceux-là ne furent pas mieux traités par l’Occident, ravi de détourné l’attention de son appui à Israël. Jamais dans leurs histoires, les chrétiens du Liban n’ont affronté une telle coalition d’intérêts. Ils ne doivent leur survie politique, et largement physique, qu’à leur résistance. En 1982, quand Israël expulse l’OLP du Liban, cette dernière a accumulé une telle quantité d’erreurs, que la cause palestinienne ne sera plus, malgré sa légitimité, un facteur de mobilisation et ne bénéficie plus d’un soutien inconditionnel. En attendant, les chrétiens ont évité le pire. Certes, la région où ils vivent librement est réduite, néanmoins ils ne courent plus le même danger qu’en 1975. Mais ils perdront même cette portion du territoire, cette fois à cause de la dispute et de la démagogie de leurs dirigeants. Leur défaite ne sera pas tant l’accord de Taëf, mais celui de livrer gratuitement les clefs de leurs régions et de leurs indépendances politiques à l’occupation syrienne.
Entre 1990 et 2005, la Syrie a répercuté au Liban son jeu d’équilibre régional. Elle a favorisé tour à tour et parfois en même temps les chiites et les sunnites, dépendamment de ses relations avec l’Arabie Saoudite et l’Iran. Les chrétiens en tant que communauté n’ayant aucune nation à qui se référer, firent les frais de cette politique. À cela, il faut ajouter la traditionnelle méfiance d’une majorité de chrétiens à toute ingérence syrienne au Liban, qui fît que trois de leurs dirigeants les plus importants, malgré leurs accommodements passés avec le régime syrien, furent exilés et emprisonnés. Ils avaient refusé l’allégeance servile qu’exigeait désormais celui-ci. Certes des dirigeants chrétiens ont composé avec l’occupant, mais en 2005, après le retrait Syrien, ils n’occupaient plus qu’une position marginale.
2016
Aujourd’hui, quelle menace pèse sur les chrétiens? Il y a certes les conséquences de l’après-Taëf et la démographie qui les fait encore perdre du terrain politiquement. Mais les deux menaces les plus évoquées sont le Hezbollah et le terrorisme de l’État Islamique, voir son implantation au Liban.
Le Hezbollah, du fait de sa capacité de mobilisation par une idéologie religieuse et ses armes, et malgré la saignée qu’il subit en Syrie, reste le maître du jeu au Liban. Conscient que les libanais dans leurs majorités sont fatigués de l’état de guerre permanent avec Israël, qu’ils souhaitent que l’armée libanaise soit la seule détentrice de la force létale et défende les frontières, il paralyse le système politique. Celui-ci, malgré ses défauts, a dégagé une majorité, qui si elle avait gouverné, aurait mis fin à l’anomalie que représentent les privilèges que le Hezbollah s’accorde. Il a certes rallié à sa cause le principal parti chrétien. Mais on a vite compris que l’appui du CPL et de son chef relève plus d’une tactique politique primaire que d’une conviction du mode de gouvernement du Hezbollah. À la paralysie de toute activité politique selon les règles de la République, tous les libanais sont perdants, y compris les chiites. L’économie est en crise, les prestations de l’Etat rétrécissent et sont médiocres. La paupérisation augmente et l’émigration vide le pays de ses forces vives. Le Hezbollah aura réussi en quelques années à perdre des atouts essentiels. Après la guerre de 2006 où il était porté aux nues par tous les arabes et ceux à travers le monde qui condamnent Israël, il s’est mis à dos l’ensemble du monde sunnite et ne rencontre plus aucune sympathie ailleurs. Les États-Unis et l’Occident, qui contrôlent plus de la moitié de l’économie mondiale, multiplient les sanctions financières à son égard. La banlieue sud, dont toutes les entrées sont contrôlées, est devenue un ghetto où la menace des attentats est permanente. La crise économique au Liban touche de plein fouet la nouvelle classe moyenne et éduquée chiite. Le Hezbollah grâce à l’argent de l’Iran et du Qatar a reconstruit ce qu’Israël avait détruit. Mais l’avancée socio-économique de la communauté chiite est une conséquence directe de l’embellie économique du pays depuis 1990. Le Hezbollah ne peut s’y substituer. De plus, la suspicion généralisée à l‘encontre des chiites dans les pays du Golf à réduit les transferts d’argent vers le Liban. l’Iran ne propose ni réelle perspective d’immigration, ni ne peut remplacer les ressources des individus travaillant soit au Liban soit dans le Golf ou en Afrique. Le Hezbollah épuise, dans des guerres improductives, les ressources de la communauté qu’il représente. Pourra t-il longtemps capitaliser sur la peur des chiites, les promesses reportées à la parousie du Mehdi? Personne ne peut y répondre. Mais ce n’est pas dans cette configuration qu’il peut appliquer son projet de République Islamique.
La seconde menace est celle que constitue l’État Islamique et tous les intégristes de la même espèce. Les chrétiens en sont une cible. Mais pas la seule ni la première. Ce mouvement qui se sert de l’Islam comme légitimation idéologique de sa violence, est plus complexe dans ses motivations. L’islam politique et wahhabite, en particulier, ont véhiculé pendant des décennies une vision exclusive, excluante et agressive de l’Islam. Mais il a fallu la conjonction de réalités socio-économiques et politiques dégradantes pour les musulmans du Moyen-Orient et de cette lecture haineuse de l’Islam pour que cette violence extrême émerge. Elle est le fait d’individus ou de multitudes groupes d’individus engagés dans un processus de destruction et d‘autodestruction. L’Etat Islamique annonce dans sa propagande le rétablissement du Califat. Mais son discours est sommaire et ne prévoit aucun système de gouvernement réalisable ou même utopique. Dans les faits, le système de gestion des territoires et la population sous contrôle est élémentaire. Le principal de l’organisation de la collectivité a été laissé aux structures préexistantes, expurgées de tous éléments proches du régime. L’État Islamique est un danger terroriste pour tout groupe isolé, fussent-ils chrétien, kurde, yazidis, alaouite ou chiite. Il est aussi un danger pour la majorité sunnite qui ne partage pas sa vision réductrice, et il attaque l’Occident. En résumé, malgré l’image qu’il veut se donner, l’État Islamique est un mouvement terroriste, nihiliste, qui dans sa graduation de ses ennemis de fait pas une véritable différence. Le choix de ses victimes relève plus souvent, mais pas exclusivement de sa capacité à atteindre une cible. Il doit sa survie, à son recrutement des exclus et à l’indulgence des forces régionales et internationales. Elles se servent de lui dans leurs disputes sur leurs zones d’influences et sur des intérêts divergents qui n’ont parfois rien à voir avec la Syrie ou l’Irak.
Il n’en reste pas moins que sa capacité de nuisance peut atteindre le Liban et les chrétiens. Sa cible première est pour l’instant le Hezbollah chiite. Pour une déstabilisation d’envergure, il a besoin de relais plus important dans la communauté qu’il peut enrôler, les sunnites. Or malgré l’état de désolation économique de la Békaa, du Akkar et des quartiers pauvres de Tripoli et de Saïda et de l’attitude hautaine du Hezbollah, les sunnites restent la plupart à ce jour imperméables à ses appels à la violence.
Le danger, aujourd’hui pour les chrétiens, ne vient plus comme en 1860 et 1975, d’une conjonction de facteurs qui les a identifiés comme communauté isolée. Le danger qui les menace et celui qui pèse sur tous les libanais, victimes des guerres régionales, des implications et de l’alignement de libanais sur ces conflits et leurs acteurs. Le danger provient également de l’essoufflement du système qui n’arrive plus à trouver l’équilibre entre le repli confessionnel à caractère utilitaire et un système de gouvernement qui autorise l’alternance du pouvoir de majorité et un fonctionnement efficace des institutions. Affranchis du poids de la polarisation confessionnelle aiguë qui oppose les sunnites et les chiites, les chrétiens ont tout à gagner à être les pionniers d’une reconstruction de l’Etat sur une base citoyenne. Faut-il encore qu’ils se renouvellent eux-mêmes et qu’ils sachent aller à la rencontre d’autres libanais qui les accompagneraient dans cette voie.
Amine Issa
20/06/2016