Le brouillard au sommet
Article publié dans la revue l'éléphant, http://www.lelephant-larevue.fr/
En 1943, Paris met fin à son mandat sur le Liban, qui dure depuis vingt-trois ans. Le divorce se fait civilement. La France laisse derrière elle un mode de gouvernement républicain, son droit et surtout une élite formée depuis deux siècles dans les missions laïques et religieuses françaises. Depuis, les Libanais observent l’ancienne puissance mandataire avec un mélange d’admiration pour ses valeurs universelles et de reproche pour la parenthèse de l’Occupation.
Après la désastreuse expédition de Suez de 1956, les Libanais saluent le courage de Charles de Gaulle, qui, après la guerre de 1967, ose seul en Occident sermonner Israël et renonce à lui vendre des armes. Mais il n’y a pas que cela. Depuis son retour aux commandes d’une France qui allait mal, encore plus mal qu’aujourd’hui ou il y a vingt ans, ils le voient faire des choix clairs. Je citerai la réforme constitutionnelle, la réindustrialisation de la France, l’acquisition de l’arme nucléaire et la restitution de la souveraineté aux colonies. Si la réforme de la Constitution se fait rapidement, ses trois autres actions s’inscrivent dans la durée et dans le maintien de l’objectif assigné. En 1968, le président se rend compte qu’il « ne comprend plus les Français ». Malgré des élections législatives dont il sort vainqueur, il engage son avenir politique sur un référendum, somme toute mineur. Un scénario comme il savait les écrire, pour se retirer dignement de la vie politique. Dix-huit mois après, il se retire de la vie tout court. C’est dire combien gouverner l’habitait. La France est alors un modèle.
En 1975, le Liban est en guerre, la France n’a plus ni les moyens ni l’envie de venir au secours de ses habitants divisés. L’autre rive de la Méditerranée n’est plus qu’une terre d’exil pour nombre d’entre eux : ils vont pouvoir la scruter d’encore plus près. Beaucoup d’entre eux sont de gauche et applaudissent à sa victoire en 1981. Ils voient à l’œuvre François Mitterrand, qui neutralise les communistes en les associant à la redistribution des rôles – grandeur de la démocratie qui accepte en son sein le loup masqué. Il va également appliquer des recettes économiques au nom de l’idéal socialiste humanitaire. Mais celles-ci ne sont plus opérantes. La crise économique va provoquer le tournant libéral du gouvernement de Laurent Fabius, qui permet de sauver l’économie tout en maintenant sa fonction distributive. Pourtant, les socialistes vont confondre libéralisme économique et libéralité politique. Ils seront imités en cela par la droite qui leur succédera. La politique n’est plus la gestion de la cité, mais celle du pouvoir. Les luttes sociales ne remontent plus vers la sphère étatique qu’au moment des élections, car celle-ci est trop occupée par ses petites guerres. Et comme la France est un pays laborieux et riche, les gouvernants vont dilapider son capital sans le renouveler, pour refroidir la fièvre dans la rue.
Les Libanais vont également assister au retrait des intellectuels de la sphère publique, ceux-là dont les textes étaient analysés, approuvés, contredits avec passion à Beyrouth. Il n’y aura plus d’autre Raymond Aron écouté par le prince, ni d’intellectuels pour impliquer les citoyens dans le processus politique. Désormais, on polémique, on ne philosophe plus. C’est dans ce vide que s’installe le « tout pour soi » qui traverse la Manche séparant du thatchérisme et l’Atlantique du reaganisme, ébréchant au passage le concept de solidarité cher à la France. La trahison des idéaux républicains laisse pantois, cela ne fait que commencer.
Jacques Chirac, sitôt élu, d’un geste impérial anachronique, ordonne un essai nucléaire. Par ce geste, il se vitrifie dans la posture du Commandeur de Don Giovanni, et la France avec lui. En 2002, l’échec de Lionel Jospin au premier tour lui confère dans son face-à-face avec Jean-Marie Le Pen une stature exceptionnelle qui va lui permettre de perpétrer l’inertie. Son mandat est celui de la France suspendue, alors que le mal de la « fracture sociale » qu’il prétendait combattre étend sa toile.
Tout comme Charles de Gaulle, Nicolas Sarkozy et François Hollande ne comprennent plus la France. Ils prétendent néanmoins le contraire. Le premier est agité, éteint un incendie avec panache, mais ne fait rien pour empêcher la reprise du feu. C’est un urgentiste en rase campagne, loin de tout hôpital. Il a de l’ambition, celle du pouvoir, pas celle de comprendre. Pourtant, il faut comprendre avant d’agir. La France et le monde sont sortis de l’ère industrielle ? Il le sait. Le malaise social perdure ? Il le sent. Mais où ce malaise social prend-il racine ? Il l’ignore. Le consumérisme, la précarité, la perte de dignité se télescopent et investissent tous les étages. En réponse à la complexité de cette situation, il faut une vision globale et un angle de vue différent que ni Nicolas Sarkozy ni François Hollande ne possèdent. Ce dernier, président par défaut après la disqualification de Dominique Strauss-Kahn, est aussi décalé de la réalité que son prédécesseur. L’héritier du dernier socialiste historique, François Mitterrand, n’a retenu de celui-ci que le coup d’État florentin. Contrairement à Nicolas Sarkozy, qui donnait le tournis et parfois le change, le président actuel s’installe dans l’immobilisme, attendant que la courbe du chômage baisse pour rempiler. Il demande à la charrue de pousser les bœufs.
Et quand un homme courageux, Emmanuel Macron, ose casser des tabous, la gauche bonne conscience époussette son armure, mais se trompe de tournoi. On ne sauvera pas le modèle français en perpétuant une machine à bout de souffle qu’on rafistole depuis trop longtemps. Le principe de prudence est parfois suicidaire. « Le management et sa théorie de la gouvernance consistent à soumettre tout genre d’organisation (institution internationale, ministères, universités, association civique, etc.) à une modalité de pensée unique. La médiocrité ne renvoie pas donc à l’incompétence ou au fait des incapables, mais à la moyenne impérative, même lorsqu’on peut prétendre à mieux…la Médiocratie…ne consiste pas seulement…à susciter des incompétents par le jeu de la promotion, mais à favoriser le développement de stratégies médiocres de la part des acteurs. Dans un tel cadre, les éléments les plus prometteurs se voient contraints à la médiocrité … sous peine d’être exclus violemment » (1). Les réformes peuvent échouer, mais aussi réussir si elles sont menées avec intelligence. Mais, sans réformes, c’est une mort annoncée.
Les Libanais ne s’expliquent pas le succès des déclinistes, tels Éric Zemmour et Alain Finkielkraut. À Beyrouth, une de leurs émissions préférées à la télévision française est le journal des régions de France 3. Celui-ci montre tous les atouts de la France, loin des feux de la capitale, du CAC 40 et surtout de cette prétendue « médiocrité ». Un patrimoine architectural et naturel extraordinaire, un tissu entrepreneurial dense, et surtout un esprit d’initiative et de créativité. Que cette France remonte à Paris, investisse les couloirs aux lumières éteintes du pouvoir, sans exhiber sur des piquets des têtes coupées.
Amine Issa
05/07/2016
1-Management politique : « nous sommes poussés à la médiocrité », entretien avec le philosophe Alain Deneault auteur de la « Médiocratie », Elsa Vigoureux, Le Nouvel Observateur, édition no 2679 du 10 au 16 mars 2016, http://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160310.OBS6187/au-travail-ou-en-politique-nous-sommes-pousses-a-la-mediocrite.html