Faire au Liban de la politique autrement.
La classe politique libanaise ne gouverne pas le Liban, elle l’exploite. La conviction d’être l’homme providentiel, l’enfermement idéologique, l’affairisme, la dépendance, le manque d’intelligence, ont détaché les « décideurs » de la réalité des citoyens.
Cela est un diagnostic suffisant. Trois lignes sont plus d’honneur que ne méritent les histrions de la politique.
Que faire ? Il existe deux voies classiques pour renverser une situation. La première est la voie constitutionnelle, celle qui par des élections, peut changer un régime. Cette voie est obstruée, par une addition de considérations. La classe politique s’y refuse, prétextant les risques sécuritaires et les diverses interprétations de la constitution. Celles-ci ont atteint des acrobaties ubuesques qui ne convainquent même pas les saltimbanques qui s’y adonnent. Le prétexte sécuritaire, après les élections municipales, est lui, indéfendable. Voulant se maintenir coute que coute aux pouvoirs et chevillés aux conflits régionaux, les dirigeants ne sortent plus de leur chapeau que la sempiternelle concurrence confessionnelle, lourdement lestée de l’entretien de la peur de l’Autre et du prétendu droit des chrétiens, sunnites, chiites et druzes. Ces manouvres et menaces sont aberrantes. Au quotidien les citoyens de toute confession se côtoient, commercent, cohabitent. Le droit des communautés est lui le grand mensonge. Nous ne sommes pas dans un état apartheid comme Israël, la Turquie ou la Syrie, ou respectivement, les Palestiniens, les Sunnites, les Kurdes et les Alevis sont privés des droits fondamentaux. Pour le reste, je ne vois pas qu’un Druze, éduque et soigne ses enfants, consomme de l’électricité, roules dans les ornières, etc. autrement qu’un chrétien, un chiite ou un sunnite. Le droit des communautés, c’est le droit de leurs dirigeants de désigner des fonctionnaires incompétents, corrompus et irréprimables, dont la seule qualité est d’être subordonnée à leurs parrains, au service du pillage des ressources du pays. Malheureusement, la mémoire de la guerre, la vague islamiste, l’entretien de la méfiance et des décennies de déconstruction d’une identité libanaise, la distribution de prébendes pour répondre aux besoins urgents des quémandeurs, sont suffisants pour refréner toutes velléités de révolte au sein des partis-communautés.
L’autre alternative est la révolution violente. Pour les raisons précitées, il est impossible au Liban d’aboutir à un mouvement majoritaire cohérent contre la classe politique. Même l’armée n’est pas en mesure de la faire, car une fois embarquée dans une lutte politique elle perdrait sa cohésion. Ensuite, le déséquilibre de moyens entre le Hezbollah et le reste des Libanais prédit déjà de l’issue de la bataille. Nous n’y gagnerons qu’une guerre civile.
Que faire alors ? D’abord une constatation empirique. Les élections municipales ont montré une fissure importante dans la discipline de vote. A Beyrouth, à Tripoli, à Harret Saida, à Balbek, à Jezinne, à Nabatieh et ailleurs, pour ne citer que les agglomérations les plus importantes. Ce mouvement protestataire à deux caractéristiques. Il touche toutes les régions, toutes les communautés et tous les échelons socio-économiques. Ensuite ses voix protestantes se sont toutes données à des candidats et des collectifs ayant des programmes, ou le repli identitaire, la peur et la démagogie n’avaient pas leurs places.
La seconde constatation n’est pas particulière au Liban, mais touche l’ensemble des pays modernes ou engager à le devenir.
Parce que le monde est plus complexe, le pouvoir est dorénavant plus dilué. Pour un député, il suffisait d’être avocat, ingénieur ou simple homme de bon sens, pour comprendre le fonctionnement de la téléphonie mécanique, des transactions et des produits bancaires, lire le budget comme des additions et des soustractions, les codes d’éthiques des hôpitaux, et légiféré. Aujourd’hui, les moyens de transmissions par onde, l’irruption du digital, la complexité des produits financiers et leurs interactions planétaires, la bioéthique, laissent les députés désarmés. Ils ont besoin de spécialistes dont le statut est tel qu’ils ne peuvent être traités comme des affidés. Cela est également vrai pour le pouvoir exécutif.
Le pouvoir financier était entre les mains d’une poignée de commerçants, d’industriels et de financiers, tous associés, directement ou pas, au pouvoir politique. Ce n’est plus toujours le cas. Le commerce électronique, la multiplication des sources et des produits, la montée en puissance de nouveaux acteurs au Liban, ont relâché l’emprise des monopoles. L’industrie se spécialise et demande autant de compétences que de capitaux. Ceux-là sont plus faciles à trouver, tant au Liban qu’à l’étranger à la recherche d’investissements rentables. Le mouvement quotidien de masses de plus en plus grandes de capitaux, la complexité des instruments financiers, la disparition des frontières, la facilitée des transactions et des acquisitions, rendent le repérage du pouvoir financier plus difficile. J’ajoute, l’apparition de nouveaux entrepreneurs et innovateurs, déterritorialisés, qui peuvent se fiancer hors des circuits traditionnelles (crowdfunding), avec des capitaux relativement réduits, peuvent avoir un impact disproportionnée à la mise de départ, Facebook en est le modèle. Ils sont généralement peu sensibles aux alliances matrimoniales avec la politique.
Cela ne signifie pas que les anciennes pratiques de confusions entre les pouvoirs politiques et économiques ont disparu, mais qu’il existe désormais des capitaux humains et financiers substantiels, capables de soutenir librement un mouvement de changement.
Quant au pouvoir de la presse, par la multiplication des intervenants et la démocratisation des moyens de diffusion de l’information, le pouvoir politique partisan en a perdu l’exclusivité. Au Liban les médias qui sont en difficultés reflètent la décrue de l’argent politique auxquels ils étaient abonnés.
Aujourd’hui, l’action politique n’est plus uniquement le résultat d’une concertation entre politiques et des décisions appliquées indistinctement de leurs conséquences. Elle n’est pas une opinion qui peut manifester un ras le bol ou une forte émotion circonstancielle (la manifestation de 2005) ou des manifestes louables de cénacles de réflexion virginaux. L’action politique devient ce qu’Yves Citton, appelle la politique du « Geste » (1). Celle-ci est une succession d’interventions coordonnées, sans cesse réévaluées et sur le long terme. Elle est menée sur le terrain, à partir de convictions stratégiques, rationnelles et réalistes, issues d’un débat public, par des militants organisés et déterminés qui sont des citoyens, dont la dignité précède l’identité. Elle est soutenue par des spécialistes de la société civile qui en savent plus que tous les fonctionnaires, députés et ministres réunis, et demande des changements progressifs. Elle est soutenue financièrement, par cette classe de nouveaux entrepreneurs qui mettent à sa disposition, de l’argent, leurs réseaux et leurs compétences. Elle est reliée par les réseaux sociaux qui en assurent la médiatisation et la « médialitée » (potentielle). C’est une politique de pression permanente sur la classe politique qui doit soit se repenser soit se retirer honteusement. Une des idées maitresses de la politique du geste selon Yves Citton est de ne pas se poser la question, que ferons-nous quand nous serons au pouvoir, mais que pouvons-nous faire quand nous n’y sommes pas ? Une victoire entrainera une autre, donnera une légitimité à ce mouvement, sans l’exposer à une catégorisation de classe, de région ou de confession susceptible de le détruire, et lui ouvrira les portes du pouvoir. Il subira à son tour la même pression s’il échoue ou trahit son programme.
Rétrospectivement, depuis la crise des déchets et l’émergence des divers mouvements, c’est ce schéma qui s’est mis en place. Il a bénéficié, du militantisme, de l’appui de la société civile, des spécialistes et des entrepreneurs qui l’ont financé en toute transparence. Il s’est imposé dans les commissions chargées de résoudre les crises successives, il a imposé son relai par les médias traditionnels et a gagné en représentation, du premier mouvement de protestation jusqu’aux élections municipales.
Mais il a manqué d’organisation et de stratégie sur le long terme. Il a péché également par des querelles de personnes et subit des infiltrations. Pourtant, ces accrocs ne remettent pas en question sa réalité et son avenir s’il sait s’organiser. Il suffit d’entendre des hommes politiques et des chefs de partis, qui hier encore habitaient les nues, louaient la société civile, s’y associaient, essayaient d’en gagner les faveurs et les suffrages.
Amine Issa
18/09/2016
1-Renverser l’insoutenable, Yves Citton, Seuil.