La Marche Turque
Lorsque Mozart écrivit cette œuvre légère et gaie, l’Empire Ottoman avait depuis cent ans émoucheté ses sabres aux portes de Vienne. La Porte, n’était plus une menace pour cette marche de l’Europe. Les turqueries amusaient les cours d’Europe : exotisme d’un tigre aux ongles limés.
Puis il y eut d’autres marches, plus rythmées et sonnantes. Celle longue de Mao, de Mussolini sur Rome, et de Castro sur la Havane. Des coureurs de fonds, comme Hitler, Staline, l’Amérique d’ « Apocalypse Now », napalm sur fond sonore de la Chevauchée des Walkyries. Et aujourd’hui Gaza sans eau, sans électricité, sans hôpitaux et un Calife marchand d’esclaves.
« Le Père des Turques » Mustapha Kemal, va sauver la Turquie de l’humiliation et du démembrement total que le dernier Sultan Mehmet VI terrifié par les alliés, avalisé. En 1924 le Califat est définitivement aboli. Mustapha Kemal veut effacer toutes traces de ce pouvoir responsable du retard accumulé par son pays. Désormais la Turquie sera une République laïque et démocratique. Il abandonne Istanbul pour Ankara. L’ancienne capitale l’horripile, incapable, corrompue et anachronique. Mais la démocratie ne sera pas toujours respectée. L’armée à plusieurs reprises suspend le pouvoir civile quand celui-ci se montre incompétent face aux multiples défis : la question des minorités, la mauvaise gestion de l‘économie, le clientélisme, le terrorisme de l’extrême gauche et des ultra-nationalistes et aussi les poussées islamistes. Celles-ci sont apparues dès les années cinquante et affleurent à chaque faille. L’armée appliquait brutalement le baume laïc et ensuite rendait le pouvoir aux civils.
Recep Tayyip Erdogan, va avancer à pas de loup. Quand il arrive au pouvoir, il est crédité de l’assainissement de la mairie d’Istanbul, précédemment un bazar plutôt qu’une administration. Les effets des réformes économiques de Turgut Ozal qu’il va poursuivre, commencent à faire leurs effets. Il abolit la peine de mort, obtient l’élection du président de la République au suffrage universel. « Musulman démocrate » comme il se plait de se décrire, face au radicalisme d’Al Qaida et à l’obscurantisme des Frères Musulmans, il séduit turques et occidentaux qui croient voir enfin surgir un islam politique moderne. Mais l’islamisation rampante de l’administration et de l’espace public, son mépris des femmes, la construction de mosquées qui dépasse celles d’hôpitaux, découvre lentement son visage passéiste et autoritaire. Sa dernière décision résume son état d’esprit. Dans les nouveaux manuels scolaires l’enseignement de Darwin est remplacé par un cours sur le Jihad.
Déjà en 2015 son pouvoir est ébranlé, il perd la majorité absolue aux élections législatives. Il en organise d’autres quelques mois plus tard et passe la barre des cinquante pour cent ; un résultat contesté. Il interrompt le processus de paix avec les kurdes, ce qui lui vaut les voix des nationalistes de l’opposition pour gagner in extremis le referendum qui renforce ses pouvoirs de président. L’étrange coup d’état de 2016 lui permet de frapper un grand coup. Il fait emprisonner neuf députés du HDP kurde qui avait fait son entrée pour la première fois au parlement. Il jette en prison plus de cinquante mille fonctionnaires, militaires, juges, journalistes, universitaires et citoyens et met fin à la carrière de cent soixante mille autres. Sa politique extérieure est un désastre qui vaut à la Turquie des inimitiés solides dont l’économie commence à pâtir.
La Turquie va mal. Kemal Kilicdaoqlu, le président du CHP, premier parti d’opposition, est accusé de trahison chaque fois qu’il critique le chef de l’état. Il organise du quinze juin au neuf juillet une marche de 450 kilomètres d’Ankara à Istanbul, où il sera rejoint par des centaines de milliers de Turques et se terminera par un rassemblement d’un million de citoyens. Le quinze juillet, à l’occasion du premier anniversaire du coup d’état et à l’appel du président, un million de Turques traversent le pont où un an auparavant ils avaient bloqué les putschistes.
Est-ce que ces deux millions s’annulent ? Non, car ils sont de nature différente. Le million du quinze juillet est celui qui a voté oui au référendum, plébiscité plus un chef, « le grand turc », que la démocratie menacée. C’est la foule d’un jour chauffée aux émotions, celles de Nuremberg qui croyait aux promesses du « troisième Reich éternel » ici l’empire à reconstituer. C’est celui largement des provinces pauvres abruties par les imams officiels, dans des mosquées dédiées non pas à Dieu mais à son « ombre sur terre ». C’est la masse prête à l’assaut violent quitte à ébranler la république.
Le million du neuf juin est celui de la préservation des fondamentaux de la république, justice, démocratie et laïcité. C’est celui du long parcours, de la pression permanente annoncée par Kemal Kilicdaoqlu , pour une Turquie moderne et paisible. Ce sont les habitants d’Ankara, d’Izmir et d’Istanbul cosmopolite sous la coupole des mosquées, lieu de prière et d’émerveillement, villes où la Turquie marche de l’avant. C’est celui, pour reprendre Eric Weill, des citoyens qui considèrent une situation insupportable quand il est possible de la changer pacifiquement, ou le moins violemment possible, pour sauver la république. C’est le million qui l’emportera.
Amine Issa
26/07/2014