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citoyen libanais
10 septembre 2017

Regard sans fard

Source: Flickr

Husserl disait que l’intention présuppose la connaissance du réel. Or cette intention, nous ne l’avons pas toujours eue. Au Liban, avant 1975 et parce que nous avons toujours été hédonistes (et refusions la douleur), nous ne voulions pas voir les failles d’un pays qui devenaient béantes. Les opérettes des frères Rahbani, la voix de Feyrouz, la sévérité bonhomme de Nasri Chamseddine décrivaient le village rêvé des Libanais. Elles embaumaient une réalité qui n’avait existé que partiellement. Si le bon voisinage et les petites querelles anodines qu’elles reproduisaient étaient vrais, la haine alimentée par l’avidité des uns et la mesquinerie des autres était escamotée. Personne ne voulait en entendre parler. Dans Jisr el-Kamar, c’est dans un village que la première secousse de 1958 est conjurée, exorcisée comme un mauvais sort. L’amour et la lune suffisent à ramener les têtes chaudes à la raison. Les opérettes et les chansons dénonçaient certes les Ubu arabes et sanctifiaient la lutte pour la Palestine. Mais c’était des sujets d’au-delà de nos frontières, et le Malin n’avait pas d’adresse chez nous. L’action dramatique de « L’Émigré de Brisbane » se déroule dans un village en Sicile.  Georges Schéhadé n’avait même pas osé la situer au Liban où évidemment elle était à sa place. Ce village rêvé pouvait néanmoins être aisément transposé dans la ville et devenir le Liban tout entier. Mais c’est surtout Beyrouth, petite ville grossie en quelques décennies pour devenir une métropole cosmopolite qui devenait le miroir aux alouettes. Toufic Aouad dans « Tawahin Beyrouth « et Mikhaïl Naïmy dans « Abou Batta » tentèrent bien de montrer une ville plus âpre. Mais qui avait envie de lire l’hermite de Baskinta ? Personne.

 

La réalité est une maîtresse qui n’admet pas la désinvolture, elle revient toujours, sauf que lorsqu’elle est humiliée, elle devient acide. « Il a fallu ce deuil pour se retrouver » : c’est ainsi qu’Ismaël Kadaré intitulait son journal au cours de la guerre du Kosovo. Notre deuil, la guerre civile, nous a dessillés et permis de nous retrouver. Ziad Rahbani, au regard le plus pénétrant, a disséqué notre société en débusquant nos travers les plus sombres. Tout cela servi par un génie musical et théâtral, et la merveilleuse voix de Feyrouz. Sa « Face de requiem » – j’emprunte cette expression à Balzac – servait à merveille cet étalage sans faux-fuyants. Mais le regard de Ziad Rahabani s’est arrêté à la porte de l’introspection. Comme si un « monde meilleur », ne pouvait exister que dans l’utopie, marxiste, tiers-mondiste, et aujourd’hui avec « les fous de Dieu ». Toutes les contradictions peuvent se résoudre quand on se ment à soi-même. Bien plus tard, c’est Jabbour Douaihy qui dans « Matar Houzairan « faisait dégringoler le village rêvé durant l’avant-guerre de son piédestal d’argile. Les femmes en noir y marinent leur deuil dans la haine. La mort en devient banale. Rachid al-Daïf dans « Heret Sikrida » dénouait de son côté un à un les nœuds de notre fausse tolérance. Rabih Jaber, pourtant si imaginatif, adoptait dans « Toyour al-Holiday-in » une narration monotone attestant de l’état d’esprit de ses héros. Ceux-ci vivaient la guerre, sans étonnement, comme le prolongement inévitable de ce qui la précédait et non pas comme une rupture inattendue.

 

Noircir d’un trait est peut-être une fonction de l’art, surtout quand la cécité règne en maître. Cela peut être salutaire. Mais l’art peut avoir d’autres fonctions, surtout quand la réalité, celle d’avant-guerre, comporte aussi de belles pages. Charif Majdalani les écrit dans Le Dernier Seigneur de Marsad et montre la douleur de les voir se déchirer une à une, car « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » (Stig Dagerman). Jabbour Douaihy, encore lui, avec « Charid al-manazel » et Imane Houmaydane avec « Khamsoun Gram Min al-janna », dont les récits se situent pendant la guerre, entre les assassinats et les explosions, racontent un pays que l’humanité n’a pas déserté, loin de là. Imane Houmaydane fait dire à un de ses personnages féminins fuyant la Syrie liberticide et son patriarcat misogyne : « Je ne veux pas quitter Beyrouth. Elle est ma maison, je m’y sens invisible. »

 

Entre le noir et le blanc, il y a toujours le gris. Le voir est possible, et les couleurs suivront.

 

Amine Issa

10/09/2017

Commentaires
S
Merci pour cette évocation sensible de la guerre civile du Liban. J'ai encore le souvenir de beaucoup d'images, de reportages, ou de films (Le Faussaire), qui tentaient de représenter la vérité. Mais c'est impossible.<br /> <br /> Ces situations sont incommunicables, à peine représentables.
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S
Bel hommage à nos artistes prophètes dont je ne remettrais pas en cause les vertus visionnaires. Mais je n'excluerais pas pour autant la possibilité que ce soit plutôt notre Histoire qui se perpétue, condamnée tant qu'on n'aura pas appris à en tirer les leçons au destin de Sisyphe. S'il a fallu au peuple Kossovar "ce deuil pour se retrouver," chez nous, chaque deuil de plus nous sépare d'avantage, et le Malin est toujours SDF. La désolante gestion du dossier des soldats martyres le confirme une fois de plus, hélas. <br /> <br /> Magnifique chute, aussi.
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