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citoyen libanais
16 septembre 2018

Bachir Gemayel, la rupture qui dérange.

Source: Flickr

Dans son dernier livre Peter Sloterdijk (1) opère une remontée du temps, de l’antiquité à nos jours, à travers l’action de personnages qui ont initié des ruptures dans le déroulement de l’histoire. Ils ont refusé l’héritage de leurs ascendants, brisé les liens de la transmission généalogique des traditions et valeurs et souvent choisit un mentor, un substitut au père putatif. Je cite quelques personnages du livre, Socrate « l’athée » qui rejette la crainte de Dieu, celle de la religion officielle d’Athènes, Pic de la Mirandole ose l’autocréation de l’individu, Leonardo Da Vinci promeut l’homme créatif et la noblesse de l’esprit contre celle héréditaire, Napoléon l’empereur élu de la République Française bouscule le principe de descendances royales de droit divin, Marx et le Prolétariat Universel rompent avec le travailleur soumis et corvéable, Hitler invente l’état suicidaire, Andrew Carnegie est ce milliardaire qui ne fonde pas de dynastie. Le plus célèbre restant Jésus de Nazareth, fils légal de Joseph, biologique de Marie et spirituel de Dieu. Certains sont de mauvaises fréquentations, voire des assassins. D’autres ont bouleversé durablement le sens de la vie.

Au Liban et à l’échelle du pays, le général Michel Aoun en est un exemple. En 1989, il hérite d’un pouvoir nominatif et croupion, car concurrencé par les milices et précédemment, avant la guerre, par une classe politique qui avait privatisé pour le compte de leur communauté les institutions étatiques. Il souhaite s’en émanciper. Mais tel Napoléon qui se soucia d’introniser son fils roi de Rome pour créer une dynastie, le général en fonde une. Le président Nabih Berry et Sayed Hassan Nasrallah, sont deux autres exemples. Issues d’une communauté asservie par des féodaux impitoyables, ils propulsent les chiites au rang de citoyens qui investissent en droit des couches de la vie politique, sociale et économique et mettent un terme à la stratification seigneur-vassal. Mais le premier va se réaligner sur les pratiques de privatisations des institutions et le second va perdre son autonomie en adhérant à une idéologie religieuse sécularisée.

Bachir Gemayel est lui issu d’une très ancienne famille de notables. Au cours de la genèse et à l’indépendance du Liban, elle transpose, comme tant d’autres, son rôle statuaire de dirigeant dans les positions de pouvoir nouvellement créées de la République. Il hérite également d’une situation politique en déliquescence continue : les chrétiens se cramponnent à leurs prérogatives constitutionnelles aux dépens des musulmans, lesquels effrayent les chrétiens par leurs adoptions de toutes les causes panarabes et unionistes au détriment de la souveraineté libanaise.  Les inégalités sociales et la présence armée de l’OLP, vont précipiter le déclenchement de la guerre.

Très tôt Bachir Gemayel entame les ruptures. D’abord contre son propre parti en créant les Forces Libanaises. Dans celles-ci ou en tant de guerres, le besoin d’un chef fort est nécessaire, il en remplit le rôle. Mais en même temps il multiplie les centres de décisions autonomes qu’il confie à la compétence de la société civile. Il rejette le système politique de compromission depuis l’indépendance qui n’a fait que sursoir la déflagration. La formule de 48 dit-il est morte et il faut en finir avec cet « état basse-cour » à laquelle sa généalogie politique ascendante était un des piliers.

 Il justifie sa collaboration avec Israël par le besoin désespéré d’acheter des armes au moment où il se retrouvait seul. La France l’accusait de provoquer l’armée syrienne, l’Europe n’avait de sympathie que pour les islamo-progressistes (nous aimerions les entendre aujourd’hui !) l’Amérique le traitait de chef de bande et le monde arabe, sans exception, soutient et arme sans compter ses adversaires. Évidemment cette justification de la collaboration n’a aucune valeur aux yeux des champions vertueux de la cause palestinienne. Mais au-delà de la querelle sur l’opportunité politique de cette collaboration, c’était la rupture avec l’hypocrisie d’antan et actuelle que l’on doit retenir. D’abord contrairement à son parti d’origine, il assume de dîner avec le diable, Israël, et même avec une fourchette très courte. En même temps il déclare franchement vouloir interdire à l’OLP d’utiliser le territoire Libanais pour attaquer Israël ce qui justifie les répliques meurtrières de celle-ci. Les Arabes lui reprochent de vouloir contenir l’OLP, alors qu’eux même les ont sur leurs territoires désarmés et interdisent tout acte de résistance ! Il reconnait sa collaboration avec Israël, alors que d’autres vont le faire, mais ne l’avouent pas (excepté les Égyptiens et les Jordaniens, mais plus tard). Aujourd’hui les vierges les plus farouches, pures de tout contact avec les sionistes sont les Iraniens et leurs satellites. Ce n’est qu’hypocrisie. Quand on se noie, on s’accroche à n’importe quelle bouée. C’est ce qu’a fait l’Imam Khomeiny pendant la guerre contre l’Irak quand, en mauvaise posture il achète des armes à Israël par une opération triangulaire dont le troisième côté est l’Amérique, Le Grand Satan, représenté par le Colonel Oliver North rendu célèbre par l’Irangate. Ce même Iran qui a déjà sacrifié plus de 1500 libanais en Syrie pour éradiquer les takfiristes, alors que des dirigeants d’Al-Qaida et leurs familles ont trouvé refuge à Téhéran (2) !

L’ultime rupture de Bachir Gemayel fut celle des deux dernières années de sa vie. Rompant avec l’idéologie des ultras de son camp qui envisageaient un foyer national chrétien dans le cadre d’une alliance des minorités (dont Israël), il se donne pour père politique le président Elias Sarkis qui le convainc qu’il peut être le président de tous les libanais et construire la nation des citoyens.

Il va commettre cependant une faute impardonnable. Voulant punir les assassins de ses partisans au Liban-Nord, l’équipée sera sanglante. Même si le massacre de Toni Frangié et de sa famille n’était pas un objectif, il en porte la responsabilité. La guerre même la plus justifiée est un avilissement de la nature humaine. Claudio Magris écrit sur Marc Aurèle « Il connaissait aussi cette égalité, cette parité de tous les humains, en vertu de laquelle un vainqueur des Sarmates aussi est un assassin, comme tous ceux qui tuent » (3). À travers l’histoire aucun combattant, aucun chef de guerre n’y a échappé.

Cependant Bachir Gemayel, reste ce dissident qui dérange. Il a montré une voie de rupture qui aurait pu porter des fruits et reconstruire la République. Ne l’oublions pas, abasourdis par les vociférations de ceux qu’ils irritent, ses contempteurs, ceux dont il a dénoncé l’hypocrisie.  Ne l’oublions pas, enfiévré par les témoignages de fidélité de ses laudateurs, ceux qui se réclament de son héritage politique, mais qui ont tôt fait de colmater la rupture qu’il avait initiée en retournant à la politique de la « basse-cour ».

Amine Issa

16/09/2018

 

1-      Après nous le déluge, Peter Sloterdijk, Payot

2-      http://www.reuters.com/article/us-usa-sanctions-militants-iran/u-s-blacklists-three-al-qaeda-members-living-in-iran-idUSKCN1002VK & http://edition.cnn.com/2013/03/10/opinion/bergen-iran-al-qaeda/index.html

3-      Danube, Claudio Magris, L’arpenteur page 259.

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