Elections : Le syndrome des réformateurs
Eric Weil développe la théorie suivante : lorsqu’un changement devient possible, une situation est considérée insupportable et appelle à l’action généralement pacifique (1). Ainsi pour exemple quand les moyens de production se mécanisent, l’esclavage même condamné précédemment, parce que désormais inutile devient insupportable et appelle à une action pour l’abolir.
Au Liban le mécontentement ne date pas d’aujourd’hui. Sauf qu’un changement dans le paysage politique devient une possibilité. Précédemment le système verrouillait toute tentative de le contester en utilisant deux leviers. Le premier, le clientélisme ou la distribution de l’argent publique sous forme de prestations sociales, d’emplois, de tolérance vis-à-vis des fraudeurs et d’attributions de projets surfacturés. Le second, la protection, chaque parti-communauté prétendant défendre les droits et l’intégrité physique de ses adhérents. Or les caisses de l’état sont vides et le niveau des prestations sociales est en dégradation continue. Le discours sur la protection est de moins en moins fonctionnel, les Libanais se rendent compte qu’ils ne sont pas les ennemis les uns des autres et un grand nombre se considère désormais grugé par l’ensemble de la classe politique. Les dernières acrobaties d’alliances qui ont permis l’élection du président Michel Aoun et celles qui l’ont suivie ont dessillé bien des yeux. Devant cette incapacité de perpétuer la distribution et le discours mensonger, l’option d’une répression à la manière syrienne étant improbable au Liban, il ne reste à la classe politique que de resserre les rangs pour sauver son pouvoir. C’est ce qu’elle fait et réutilise les anciennes recettes quand elle le juge opportun, car beaucoup de Libanais pour de multiples raisons ne veulent ou ne peuvent toujours pas voir la mystification. La dernière querelle entre le ministre Gebran Bassil et le Président de la Chambre en est une illustration.
La panne de ces deux leviers, les grands mensonges éventés, libèrent chez les Libanais des capacités auparavant atrophiées. À cela s’ajoutent de nouveaux moyens aux mains des jeunes réformateurs qui sont les réseaux de communications digitaux qu’ils maitrisent parfaitement. Cela brise le monopole des partis sur la communication, celle-ci étant un outil essentiel sinon le premier pour obtenir les suffrages.
La première manifestation de cette capacité de changement a été le score de 40% obtenu par le collectif Beyrouth Madinati et dans une moindre mesure l’élection de deux indépendants aux ordres des ingénieurs et des avocats, ainsi que le score en progression des étudiants sans étiquettes dans les conseils d’étudiants des universités. L’alliance de la classe politique n’a pas pu empêcher cette percée significative. Cela a réveillé les eaux endormies d’une supposée fatalité et des citoyens n’admettent plus désormais le statuquo. L’échéance des législatifves est le prochain rendez-vous de la confrontation. Si le Hezbollah et Amal ne doutent pas de leurs électeurs et ont déjà nommé leurs candidats, leurs listes ne sont pas entièrement formées à deux mois des élections. Les autres partis sont encore à chercher la combinaison gagnante. C’est dire leur embarras.
Les réformateurs sont nombreux. Des partis, des rassemblements et des indépendants, qui eux également n’ont toujours pas annoncé de liste. Je ne pense pas que les négociations en cours portent sur des divergences de programme. Pour la simple raison que l’enjeu n’est pas une nouvelle politique fiscale qui pourrait opposer un gauchiste à un libéral ou la nécessité de trouver une solution aux armes du Hezbollah. L’objectif et tous le savent est de briser le monopole des partis sur la vie politique pour tenter de freiner la déconstruction de l’état. Le fonctionnement de celui-ci ne répond plus à aucune norme d’efficacité. Le trésor public est géré comme une épicerie, sans stratégie, sans comptabilité, telle une tirelire d’enfants gâtés qui y puisent au gré de leurs caprices. C’est donc une question de gouvernance dont on ne respecte pas les règles. John Locke il y’a déjà quatre siècle avait déjà expliqué pourquoi la bonne gouvernance était la condition de la réussite d’une nation, bien plus que la définition de la forme de l’Etat.
Or il semblerait que les réformateurs au moment de définir leurs stratégies d’alliances soufrent du même syndrome. Le choix des candidats doit se faire selon un processus de prise de décisions qui, prenant en compte toutes les variables et leurs coefficients d’importance, doit aboutir à des décisions sans appel. Il est naturel que l’évaluation des variables puisse être différente, que les ambitions personnelles pèsent sur la rationalité des discussions. Mais il arrive un moment ou la bonne gouvernance exige que des règles soient posées et respectées. Qu’a l’application de se règles des candidats soient désignés et que les autres aspirants acceptent le verdict.
Il ne faut pas se leurrer, si les réformateurs n’appliquent pas ce schéma c’est qu’ils sont incapables de bonne gouvernance et sur ce point ne valent pas mieux que la classe politique. Ils se présenteront aux électeurs en ordre dispersé et se feront facilement battre. L’élection de deux ou trois ovnis ne servira à rien.
C’est à alors que la théorie inverse d’Eric Weil pourrait s’appliquer. C’est le désespoir et non pas la possibilité pacifique d’un changement qui aboutira à ce dernier. Il existe dans les banlieues sud et nord de Beyrouth, dans la Bekaa Nord et le Akkar un réservoir de désespoir, de colère, rempli jusqu’au bord. S’il venait à se déverser, ce sera un flot de violence et le changement conséquent sera identique à ceux que nous avons vécus depuis que la république existe, une régression.
Amine Issa
03/03/2018
1-Le politique et sa logique dans l’œuvre d’Éric Weil, Patrick Canivez, Kimé.